Dans le village, le fonctionnaire du gouvernement s’était installé dans la maison du chef. Une table assez robuste avait été mise à sa disposition. Il se nommait Maung, avait une quarantaine d’années et une frousse épouvantable de la région. Le gouvernement de Rangoon ne se faisait aucune illusion sur la valeur de son travail. Même s’il établissait un semblant de cadastre, aucun impôt ne pourrait jamais être collecté. Mais ces expéditions, le mot n’était pas trop fort, étaient nécessaires pour que les insurgés ne prennent pas trop l’avantage, et que les populations primitives se souviennent que la Birmanie avait un gouvernement.
Maung rassembla ses notes et commença de les classer. Il allait quitter le village dans quelques heures, en pleine chaleur. Le chef de la section affirmait qu’à ce moment-là les rebelles étaient moins dangereux. Il voulait bien le croire. Il avait fait son travail. La veille il avait distribué quelques remèdes, des sacs de semences de riz sélectionné et des tracts. Beaucoup de tracts en vérité, que seul le chef de la petite communauté pouvait lire. Maung était certain qu’il avait partie liée avec les insurgés, et que la pile de tracts ferait une jolie flambée quand il aurait tourné les talons.
Il se pencha sur le plan qu’il était en train d’établir, griffonna de courtes indications au crayon. Il savait que personne ne s’intéresserait à son travail, mais il fallait jouer le jeu jusqu’au bout. Le village de Manksu ne comportait que de pauvres rizières créées par le barrage en terre construit sur un ruisseau, quelques pâturages conquis sur la jungle, mais les bêtes manquaient de soins vétérinaires. Maung songea avec une certaine mélancolie qu’il ne pouvait rien pour résoudre ces problèmes. Et puis il avait trop hâte de quitter cette région malsaine et de retrouver la douce vie de Rangoon.
Le chef du village entra et s’inclina doucement. Il se tint debout auprès de la carte, regardant avec indifférence ces lignes qui représentaient son village et ses environs.
— La jungle est trop paisible, déclara-t-il soudain.
Maung se redressa et le regarda avec angoisse.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’il y a des hommes cachés non loin du village.
— Tu es certain ?
Le bonhomme disait peut-être ainsi pour hâter leur départ. Maung haussa les épaules et sortit. L’officier qui commandait le détachement écoutait un air de musique, assis sur un marchepied du camion.
— Le chef prétend que des insurgés nous guettent.
L’officier hocha la tête et sourit.
— Je sais, il me l’a dit aussi. J’ai envoyé quelques hommes en patrouille. Vous n’avez pas fini votre travail ?
— Nous pouvons partir tout de suite si vous voulez.
Le soldat eut un sourire ironique.
— Comme vous voudrez, mais rien ne presse.
Plusieurs détonations éclatèrent à moins d’un kilomètre, dans la direction du nord.
— Vous avez entendu ?
— J’ai recommandé à mes hommes de ne pas s’éloigner.
Sur le toit de la cabine était installée une mitrailleuse, et les deux servants étaient à leur poste. Les soldats disposaient d’un fusil-mitrailleur. Les rebelles n’étaient souvent armés que de mauvais fusils, et presque jamais d’armes automatiques.
Les détonations reprirent. Plusieurs rafales furent tirées. Soudain plusieurs hommes apparurent sur leur gauche. Maung respira de soulagement en reconnaissant l’uniforme birman.
L’officier les interrogea. Ils avaient l’impression qu’il y avait des hommes cachés non loin du village, mais n’en étaient pas certains. Maung guetta avec inquiétude les réactions de leur chef. C’est lui qui décidait des mouvements de l’expédition. Le civil n’était là que pour effectuer ses relevés et faire sa propagande.
— Bien, dit l’officier. Nous allons partir. Inutile de nous attarder ici et de tomber dans un piège. Je ne pense pas que les rebelles exercent des représailles contre le village. Le chef doit jouer le double jeu.
— Quelle direction prenons-nous ?
— Vers le sud.
Maung dissimula sa joie. Le sud, c’était la route birmane, la possibilité de rouler plus vite et d’échapper aux balles.
— Départ dans un quart d’heure.
Le fonctionnaire du cadastre se hâta de réunir ses affaires. Le chef du village fumait, d’un air indifférent, assis sur une pierre devant sa maison. Les détonations continuaient sous la végétation épaisse de la jungle. Il était difficile de déterminer à quelle distance.
Maung rejoignit le camion, fit passer ses affaires aux soldats assis à l’arrière et monta dans la cabine, à côté de l’officier. Ce dernier mâchait du chewing-gum avec application. Maung alluma une cigarette, mais ses mains tremblaient.
— Ils ont été quand même patients.
— Qui ? fit-il sans réfléchir.
L’officier éclata de rire.
— Les rebelles. Ils nous ont tolérés deux jours.
— Pourquoi veulent-ils revenir au village ?
— Certainement pour le ravitaillement. Ils auraient pu tout aussi bien nous tirer dessus, et je m’étonne même qu’ils ne l’aient pas fait. Peut-être manquent-ils de munitions et ne s’agit-il que d’un petit groupe.
Maung tirait sur sa cigarette en jetant des regards inquiets sur la piste, qui s’enfonçait comme un tunnel dans la végétation luxuriante.
— Combien de temps nous faudra-t-il pour atteindre la route birmane ?
— Trois à quatre heures. Votre mission est-elle terminée ?
— Non, hélas ! J’ai quelques villages à visiter encore, plus loin, dans la direction de la frontière.
L’officier prit un visage grave.
— Ce sera plus difficile que dans le coin. Au fond, votre rôle consiste à distribuer des tracts, si j’ai bien compris. Un avion pourrait faire ça sans risque.
Maung essaya de lui expliquer que la présence effective d’un envoyé du gouvernement était la meilleure des propagandes. Il était si sérieux qu’il ne comprit pas pourquoi l’officier éclatait de rire. C’était humiliant.
Le camion roulait lentement sur l’humus gras de la piste. Parfois un ruisseau coupait celle-ci et les roues patinaient dans le fond de boue.
— Ce n’est pas un fonctionnaire, mais mille qu’il faudrait envoyer dans le coin.
— Le gouvernement est pauvre.
— Les Anglais sont peut-être partis trop tôt, dit l’officier.
Maung lui jeta un regard oblique.
— Vous ne seriez pas officier, et moi pas fonctionnaire.
Mais l’officier ne l’écoutait pas. D’un geste il fit stopper le véhicule, coupa lui-même le contact.
Un bourdonnement emplissait l’air.
— Un avion, dit Maung.
— Oui, et dans la région c’est rare. J’espère que les Chinois ne profitent pas de notre faiblesse au point de survoler le territoire.
Il commanda au chauffeur de rouler un peu plus loin, jusqu’à une clairière. Il monta sur le toit avec ses jumelles et inspecta le ciel. Maung, maugréant contre cette fantaisie de l’officier alors que le coin grouillait de rebelles, sauta à terre et leva la tête vers lui.
— Le voyez-vous ?
— Oui… C’est un D.C. 3 et il tourne au-dessus de Manksu.
C’était surprenant en effet. Maung se hissa lui aussi sur le toit. La mitrailleuse séparait les deux hommes. Le fonctionnaire aperçut l’appareil.
— Il est très bas. À peine cinq cents pieds.
— Croyez-vous qu’il va atterrir ?
— Je ne sais pas.
Le D.C. 3 tourna encore pendant une minute.
— Serait-il en panne ? Ce qui m’intrigue, c’est qu’il se soit égaré dans cette région. En général aucun avion ne la survole jamais, à l’exception de quelques chasseurs de surveillance.
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