— Non. Uniquement pour le fric.
Le pilote s’en étonna. Avait-elle peur à ce point-là de la vie nouvelle qui s’ouvrait devant elle ? Jusqu’où irait-elle pour assurer son avenir ? Était-ce de l’ambition ou un besoin maladif de ne dépendre de personne ?
— Dis-lui que je refuse. Dis-lui que j’ai envie de la balancer hors de l’appareil. Dis-lui enfin qu’elle se taise, sinon je la livre aux deux gardes du corps du général.
À nouveau la fureur s’emparait de lui.
— Tu as compris ?
Marsch se raidissait.
— Et moi ? Tu me prends pour ton coolie obéissant ? J’ai choisi, moi ! Je veux gagner cet argent et je me fous de ce polichinelle aux yeux bridés. Tu sais ce qu’il a fait ce saint homme ?
Brusquement les étranges paroles de Slade lui revinrent en mémoire. Lui aussi avait murmuré que Nangiang avait les mains rouges du sang versé.
— Dis-moi, Slade est dans le coup ?
— Oui. La fille lui a promis cinq mille dollars si elle réussissait.
Pour cet homme perdu en pleine jungle du nord, une petite fortune qu’il pourrait convertir en bouteilles de whisky.
— Il a bien confiance en elle à la différence de moi.
— Ton dernier mot ?
— C’est non !
Ludwig retourna vers la fille et Clifton pensa avec une certaine mélancolie que son Colt était dans la soute, au fond de l’appareil.
— Il refuse, n’est-ce pas ? demanda Sara.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Il veut que le général arrive à bon port.
Elle hocha doucement la tête à plusieurs reprises avant de lui demander :
— Pouvez-vous préparer le cap pour le terrain en question ?
— Bien sûr. Mais comment ?…
Le petit automatique jaillit dans la main fine et elle se leva.
— Vous marchez avec moi, vous ?
Ludwig hésita à peine.
— Oui.
— Monsieur Clifton ! appela-t-elle.
Il se retourna et vit l’arme.
— Je serais au regret de vous tirer dessus, mais je le ferai si vous m’y obligez.
Clifton avait changé de cap et se dirigeait vers le nord-est. Il pensait aux deux gardes du général. Ils se rendraient bientôt compte que l’appareil ne volait plus dans la direction de Bangkok. Il était dix heures du matin, et le soleil déjà haut dans le ciel avait dû filtrer à travers les hublots du côté gauche.
Ludwig se leva et se dirigea vers l’arrière. Il venait d’avoir la même pensée que Philip. Les deux gardes étaient tournés vers la gauche, vers le soleil qui entrait à flots par les ouvertures latérales.
Il fallait prévenir leurs questions.
— Nous avons changé de cap. Un orage magnétique nous a été signalé par la radio de Rangoon. Nous essayons de le contourner le plus possible.
Tamoï le fixa. Il était beaucoup plus grand et plus fort que son compagnon. Mais tous les deux avaient les mêmes yeux cruels.
— Il ne faut pas aller trop loin vers l’est.
Ludwig étouffa un rire.
— Nous n’y tenons pas plus que vous.
Il se dirigea vers la soute, jeta un regard au général. Il paraissait dormir. L’Allemand referma la porte derrière lui, mit le verrou. Tout d’abord il trouva le Colt de Clifton et l’empocha. Il y avait aussi une boîte de cartouches, et il en plaça dans ses poches.
Dans le placard aux provisions, il prit la bouteille de whisky et en versa dans un gobelet. Il le but à petites gorgées. Puis il vida la moitié du flacon de somnifère dans la bouteille, la reboucha. Il l’emporta avec un gobelet.
Il passa devant les deux gardes, puis fit soudain demi-tour comme pris d’une idée subite.
— Vous voulez boire un petit coup ?
Il tendait le gobelet, Tsin le prit mais Tamoï refusa d’un geste. Il le remplit aux trois quarts. L’homme but à petites gorgées.
— Je vous le laisse, dit-il.
Emportant la bouteille, il pénétra dans le poste, referma la porte derrière lui. La jeune femme avait toujours son automatique à la main.
— Un seul a pris de ce whisky, dit-il. J’y avais vidé la moitié du flacon. Est-ce que l’effet est rapide ?
— Une demi-heure. Parfois les gens résistent, m’a-t-on dit, mais le produit annihile leur volonté.
— Je recommencerai avec la bière. Quand Tsin s’endormira, l’autre sera certainement sur ses gardes et il nous donnera du fil à retordre.
Tous les deux discutaient en feignant d’ignorer Clifton. Lui avait mis le cap vers le mystérieux petit terrain, et essayait de penser à autre chose. La menace de la jeune femme ne l’avait pas effrayé. C’était la trahison de Marsch qui l’affectait le plus. Par moments, dans le miroir du pare-brise, il apercevait l’arme dont le menaçait Sara Tiensane. Elle ne relâchait jamais sa surveillance. Il doutait. Jamais ils ne parviendraient à leur fin. Leur entente était trop récente pour être fructueuse. De plus l’un et l’autre étaient trop avides de cet argent. Il n’en avait jamais tant vu lui-même. Deux cent mille dollars en moitiés de billets. Il comprenait que Ludwig se soit laissé tenter. Quelques mois plus tôt, il aurait lui-même accueilli l’aubaine avec joie. Combien de fois avait-il oublié la parole donnée ? Il avait trahi ces gens riches qui le payaient pour des missions dangereuses. Et puis, d’un seul coup, il avait atteint une limite qu’il ne voulait pas dépasser pour rien au monde. Et il était prêt à lutter pour un petit général intrigant et sanguinaire. Son sourire lui causa la même souffrance qu’un rictus.
Brusquement, dans la masse verdâtre de la jungle apparut une faille, la route birmane qui, après la frontière, s’enfonçait jusqu’au cœur de la Chine en direction de Kunming et de Tchoung-King, et venait de la ville de Thazi. Il survola quelques rares véhicules, camions et autocars vétustes.
Marsch avait aperçu la ligne blanche de la route, et étudiait la carte de Sara Tiensane. C’était à quatre-vingts kilomètres au nord de cette route que se trouvait le terrain en question. Ils y seraient dans une bonne heure environ.
— Croyez-vous qu’ils seront sur place ?
— Oui. Les villageois ayant certainement fui, ils auront déblayé le terrain qui ne doit pas recevoir souvent d’avions.
Ludwig releva la tête.
— Qui vous a donné ces précisions, les billets coupés en deux ?
— Un envoyé. Ils savaient que je voulais gagner le sud. Que j’avais besoin d’argent.
— Vous ne craignez pas qu’ils essaient de vous arrêter ?
Elle secoua ses cheveux noirs.
— Les métis sont peu prisés dans la nouvelle Chine. On craint que le côté occidental de leur être ne reprenne le dessus. La méfiance les entoure.
— Ils vont certainement essayer de vous utiliser à l’étranger ?
— Peut-être… J’accepterai, quitte à ne pas tenir ma promesse par la suite.
Ludwig fit la grimace.
— Ce sera difficile.
Il prit une boîte de bière, s’approcha de Clifton.
— Tu as soif ?
Philip lui adressa un regard indifférent.
— Tu veux me droguer ?
— Tu es fou ?
Il versa de la bière dans un gobelet et but. Philip haussa les épaules et tendit la main. Il avala d’un coup le contenu du carton paraffiné.
— Vous avez encore besoin de moi. Je ne te vois pas en train de te poser sur le mouchoir de poche qui certainement nous attend.
Ludwig devint pâle.
— Tu te prends pour un grand crack, Clifton ? Je crois que je t’ai toujours détesté et qu’il a fallu en arriver à aujourd’hui pour que je m’en rende compte.
Philip hocha doucement la tête.
— Il est vrai que ta vue est mauvaise.
Le poing de Ludwig l’atteignit à la mâchoire. Il serra un peu plus les dents. Le coup était douloureux et lui avait paralysé l’articulation.
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