Caryl Férey - Plutôt crever

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Si votre meilleure copine vous offre pour vos trente ans les Mémoires de Lacenaire et un calibre .44 dans une boîte à chaussures, méfiez-vous ! Lisez au moins le mode d’emploi. C’est ce qu’aurait dû faire Fred avant d’abattre le député Rogemoux et de prendre la fuite à travers la Bretagne, en voiture, à vélo, à pied ou en kayak… Il aurait trouvé le carnet et les étranges QCM d’Alice. Il aurait vu les six balles creuses et les petits papiers. Il n’aurait pas été traqué par toutes les polices de France et ne serait pas devenu le gibier d’un terroriste basque aux tendances psychopathes. Il n’aurait surtout pas eu dans son sillage, comme une ombre dévorée de colère, le flic borgne Mc Cash. Lui ne lâchera jamais. Fred et Alice non plus. Quoi qu’il advienne. Plutôt crever !
Né en 1967, Caryl Férey a fait ses classes en Bretagne. Il s’est donc mis à voyager, à rencontrer des gens qui, aujourd’hui, donnent chair à ses livres. Il écrit aussi pour les enfants, la musique, le théâtre…

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La renarde avait plus d’un tour dans son sac…

Deux minutes plus tard, nous filâmes sur nos vélos par les routes de campagne, tel le Blaireau.

10

Sa prothèse

Mc Cash ne savait pas s’il était beau mais il avait plu aux femmes. Lui-même les adorait, bien qu’incapable d’en saisir le sens. Les femmes quant à elles lui reprochaient sa cruauté, son dandysme parfaitement dépravé, son goût pour les autres femmes, l’alcool et les drogues qui le portaient soi-disant en triomphe dans le petit matin titubant, tout en appréciant son humour féroce, ses bras noueux, ses rares donc touchants moments de tendresse, son appétit, voire sa gourmandise — et puis aussi sa cruauté, son dandysme dépravé, son goût pour l’alcool et les drogues qui le ramenaient parfois avec elles dans le petit matin titubant, à force de triompher.

Mc Cash était parfois un peu phallocrate, ce qui le faisait souvent passer pour un misogyne. Afin d’aider les gens à le mettre dans une case, il disait par exemple que « si l’homme descend du singe, la femme y est pour quelque chose » — ce qui n’est pas très malin puisque en attendant, il n’avait pas fait l’amour depuis des mois. Ça commençait à le tarabuster.

Oui, maugréa-t-il en songeant à sa vie, les hommes sont paresseux… Ah ! Il lui en aurait fallu du courage et de l’esprit de sacrifice pour rester avec Angélique, son ex-femme, ah ! il en aurait fallu un peu d’envie pour lui faire un enfant alors qu’elle partait (bon Dieu, il voyait bien qu’elle repartait !). Seulement voilà, il était paresseux : pas assez d’envie dans la carcasse. Dommage. Ou tant mieux — il ne savait plus : à force de vivre en homme double avec ce maudit bandeau qui lui traversait le visage…

Le soleil déclinait à petites foulées dans le chemin qui bordait le pavillon de Mavel. Les pieds posés sur le vide-poche de la Safrane, le policier attendait depuis des heures. Derrière les taillis, on apercevait la maison, mais toujours aucun signe des fugitifs.

Mc Cash ne croyait plus beaucoup à leur retour : le couple avait récupéré la 504 alors qu’il inspectait leur planque et cet imbécile de garagiste les avait laissés partir avec la voiture ; ils s’étaient probablement croisés.

Leurs affaires étaient pourtant toujours dans la maison : avaient-ils flairé sa présence ? L’Irlandais attendit.

Encore.

La nuit tombait.

Elle dégringolait, même.

Lui hésitait toujours : devait-il faire intervenir les services de police afin de chercher des indices dans la maison ? Enquêter dans les environs ? Rentrer ? Le carnet bleu trouvé sur le bar de la cuisine le laissait dubitatif. « Activité ludique à hauts risques pour un été maussade ou Rachetez-vous une âme en six coups »… Alice aurait donc offert un revolver à Le Cairan ? Pour quoi faire ? Tuer des gens ? Et qu’entendait-elle par « assassiner ses pensées parasites » ? Parlait-elle de celles du député ? Et de qui d’autre encore ? En tout cas, ce petit manège expliquait l’anfractuosité cylindrique mentionnée par la balistique au sujet de la balle qui avait tué le député…

À deux heures du matin, sachant qu’ils ne viendraient plus, il goba une poignée d’amphétamines et décida de rentrer. Sur la quatre-voies, il savoura une version controversée de Glenn Gould où l’on pouvait entendre le musicien chanter d’autres notes, et jura de s’envoyer en l’air sitôt cette affaire achevée, avec la première venue s’il le fallait.

*

— Alors Mc Cash, vous avez retrouvé votre homme ?

Anne-Françoise Trémaudan fit claquer le briquet en or offert par son premier mari. Derrière le nuage opaque de sa gitane, Mc Cash faisait la moue : Le Cairan et sa complice avaient pris la fuite, il savait qu’il les avait ratés de peu, mais malgré la découverte du carnet bleu et leur délit de fuite, quelque chose continuait de le chiffonner dans cette histoire…

— Non, dit-il.

Sujet aux effets secondaires d’amphétamines probablement frelatées, le borgne crevait de chaud dans le bureau de la commissaire. Elle agita ses bracelets :

— Nous sommes débordés en ce moment mais le plaignant est un vieil ami de monsieur le Préfet : il m’a même demandé de le tenir personnellement au courant de l’affaire…

Trémaudan s’évasa sur son siège.

— J’ai ici le dossier de Frédéric Le Cairan. Un dossier des Renseignements Généraux. Jetez-y un œil, ça vous avancera peut-être…

La commissaire posa une chemise jaune citron sur le rebord de la table.

— Ne vous en faites pas, dit-il, je le trouverai.

Un regard noir brillant marqua la fin de l’entrevue. Un fameux regard. Pour une fameuse tête de mule. Mc Cash quitta le bureau sans desserrer ses mâchoires ni parler du carnet trouvé dans la maison. Quand il retrouverait la crapule qui lui avait refilé ces amphétamines…

*

Nietzsche reposait, le ventre ouvert, sur la moquette du trentième étage :

Je déteste autant de suivre que de conduire. Obéir ? Non ! Et gouverner ? Jamais ! Celui qui n’est pas terrible pour lui n’inspire la terreur à personne. Et celui qui inspire la terreur peut conduire les autres. Je déteste déjà de me conduire moi-même ! J’aime, comme les animaux des forêts et des mers, à me perdre pour un bon moment, à m’accroupir, rêveur, dans des déserts charmants, à me rappeler enfin de moi-même, de loin, et à me séduire moi-même.

Mc Cash relut « le solitaire » pour la quatrième fois de la journée. Nietzsche lui causait des soucis : c’était un homme dangereux, un homme qui n’avait pas peur de la force. Il devrait pourtant. Pourquoi, comment, le borgne n’en savait rien : du haut de sa paille vert fluo, les êtres humains lui paraissaient bien petits. Il aspira un rail de cocaïne, renifla encore, se frotta le nez. Pour passer le goût des amphétamines.

Après avoir fait le tour de ses dealers-indicateurs, l’Irlandais était rentré chez lui. Dans l’ascenseur, il n’avait dit bonsoir à personne — pas même à la fille du seizième, la petite boulangère d’en bas qui lui offrait de si jolis sourires en lui rendant la monnaie dans le creux de la main.

Armé d’un whisky Tullamore le bien-nommé, surplombant la ville depuis le fauteuil tourné vers la baie vitrée, le borgne parcourut de nouveau le dossier confié par la commissaire. Celui des R.G. Rien de très folichon : jeunesse difficile dans une famille nombreuse dont Frédéric était l’aîné, pension, internat, boîtes à bac, fugue, chômage, drogue (plantation de cannabis qui lui avait valu une forte amende et deux mois avec sursis, en 96). Réformé P4. Pas de suivi psychiatrique. Avait l’année dernière écopé d’un mois de prison ferme (transformé en heures de travaux d’intérêt public) et de trois mois avec sursis après avoir mis le feu aux Pères Noël publicitaires du centre piétonnier.

Côté politique, si Le Cairan n’était inscrit à aucun parti, il faisait tirer une sorte de revue artistico-situationniste ( L’Ankou Magazine ) à plus de mille exemplaires, cela sans travail ni salaire, par le biais de son association. D’où tenait-il tous ces fonds ? Serait par ailleurs très lié à Georges Filoc’h, ancien cadre du bureau politique du FLB, aujourd’hui retraité, soupçonné d’être lié à différents groupuscules extrémistes parmi lesquels le mouvement indépendantiste breton Emgann, dont quatre représentants avaient été interpellés le mois dernier pour avoir offert l’hospitalité à des Basques de l’ETA…

Mc Cash jeta le rapport jaune citron sur les poils de chien de la moquette, alluma la télé pour les informations régionales et avala une gorgée de whisky. Trente étages plus bas, les voitures se suivaient méthodiquement le long du canal.

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