— Quand on songe que ça s'est passé au siècle dernier ! s'insurge Béru, ça vous fout le vertige.
— Les Français, l'ont eu, le vertige. D'où la révolution de 1830. Pendant trois jours on s'est châtaigné ferme dans Paris. Ces trois journées furent baptisées les Trois Glorieuses. Une fois encore, Charles X cramponna sa mallette-exil et retourna en Angleterre. Quand tu penses que quelques siècles plus tôt les rois d'Angleterre se déclaraient rois de France ! Ah ! ils ne songeaient plus à revendiquer la couronne. Car c'était devenu une couronne de pâtissier, en papier doré, que le moindre courant d'air vous faisait dégringoler de la tranche. Voici donc Charles X reparti dans la citadelle british. II y décéda six ans plus tard. Mais il avait, au cours de son bref règne, patronné la réalisation de deux choses très importantes et totalement différentes : le style Charles X dans l'ameublement (bois clairs, formes romantiques) et la guerre d'Algérie.
— Sans blague ! s'exclame Béru.
— Mais oui, ma Grosse. Certaines personnes se figurent que la guerre d'Algérie a commencé en 1954, quelle étroitesse de vues ! En fait elle a démarré très exactement le 25 mai 1830. D'accord, il y a eu une certaine trêve dans l'intervalle, mais il serait stupide de ne pas comprendre que c'est bien la même guerre qui se poursuivait ! Elle débuta bizarrement, mollement, devrais-je dire, par une louche affaire commerciale traitée entre des commerçants de Livourne et le dey d'Alger. Celui-ci qui avait été fabriqué s'en prit à notre consul qu'il ne pouvait pas souffrir et, au plus fort de la discussion, lui balança un coup de chasse-mouches sur le museau. La France s'estimant outragée, le premier ministre de Charles X envoya une frégate…
— La Régie Renault existait déjà ? s'étonne l'Ignare.
— Une frégate-barlu, pas une frégate-bagnole, hé Truffe ! Le bâtiment qui battait pavillon parlementaire vint jeter l'ancre dans le port d'Alger, ayant à son bord un négociateur. Mais les batteries du port envoyèrent la fumée, ce qu'apprenant, le gouvernement français décida une intervention armée. Il l'a décidée d'autant plus volontiers que nous n'avions presque plus de colonies à l'époque. La perspective de reconstituer un empire n'était pas déplaisante. Une flotte comprenant 450 barlus et près de quarante mille soldats fut donc expédiée. Aussitôt les Arbis organisèrent leur défense, ayant à leur tête l'émir Abdel-Kader. La guerre dura des années, puisque l'Émir ne se rendit qu'en 1847. Bugeaud termina cette très provisoire conquête de l'Algérie. C'était un homme bien, ce Bugeaud ; j'aimerais pour lui rendre l'hommage auquel il a droit, Béru, te lire un extrait de la circulaire qu'il adressa à ses officiers chargés des Affaires arabes.
— Tu crois que c'est nécessaire ? bâille d'avance le Gros.
— Rien n'est nécessaire en ce monde, hormis l'amour que les hommes doivent se porter, fœtus prolongé. Mais je te prie d'écouter ça…
Je cramponne le bouquin et je lis :
« Après la conquête, le premier devoir comme le premier intérêt du conquérant est de bien gouverner le peuple vaincu ; la politique et l'humanité le commandent également. Nous devons donc porter la plus grande sollicitude, la plus constante activité et une patience inébranlable dans l'administration des Arabes. Nous nous sommes toujours présentés à eux plus justes et plus capables de gouverner que leurs anciens maîtres, nous leur avons promis de les traiter comme s'ils étaient les enfants de la France, nous leur avons donné l'assurance formelle que nous leur conserverions leurs lois, leurs propriétés, leur religion, leurs coutumes. Nous leur devons et nous nous devons à nous-mêmes de tenir en tout point notre parole !
« Signé Bugeaud [56] Écrits et discours de Bugeaud choisis par le général Azan.
. »
J'abaisse le bouquin.
— Qu'en penses-tu, Béru ?
Il hoche la tête.
— M'est avis qu'il n'a pas bien su se faire obéir, ton général !
— Il a reçu dans les jambes 110 000 immigrants français, espagnols, italiens et maltais. Ceux-là arrivaient pour gagner leur bœuf, l'État ne les payait pas pour jouer les Père de Foucauld, alors ils se sont mis illico à faire suer le burnous.
Sa Majesté se lève, fait quelques pas dans le salon, s'approche de la croisée derrière laquelle un jour livide agonise.
— Et de tout ça, que nous reste-t-il ? demande mon Éminent Penseur. Rien ! Rien !
— Mais si, fais-je, il nous reste la recette du couscous que nous allons manger tout à l'heure.
Le Gros s'éclaire. Manger ! C'est le déclic merveilleux qui le met en liesse à la fraction de seconde.
— En attendant la briffe, poursuis-je, viens mater la physionomie du dernier, de l'ultime roi de France : Louis-Philippe I erqu'on aurait plutôt dû appeler Louis-Philippe Dernier.
Bérurier examine l'intéressé.
— C't' une poire, fait-il d'une voix paisible. Mais j'arrive pas à détecter si c'est une William ou une poire-curé.
— C'était une bonne poire de toute manière. Un roi quasi républicain, Gros. Son père, Philippe-Égalité, avait voté la mort de Louis XVI si tu t'en souviens ! et lui il s'était battu à Valmy courageusement.
— N'empêche qu'il s'est laissé cloquer roi comme une reine ! fait l'homme qui méprise l'euphémisme.
— C'était en fait un roi-bourgeois. Mais sa simplicité était très pétassière car il tenait à plaire. Il se baladait dans Paname à pinces, avec un pébroque au bras, serrant des louches comme un député. Ça faisait bien dans le tableau. Ah ! on était déjà loin du Versailles de Louis XIV et encore loin du faste élyséen actuel. Néanmoins, malgré sa bonhomie, Louis-Philippe était un type autoritaire qui rêvait de puissance, tout comme les grands rois de jadis. En réalité, son parapluie était un sceptre ! Il eut de bons ministres, tel que Thiers. Tu vois : le mot est lâché ! Thiers. Nous sommes au seuil de la période actuelle. Thiers qui allait devenir président de la Troisième République. Sous ce règne, la conquête de l'Algérie s'opéra. Et surtout la vie économique connut un essor fantastique : les premiers chemins de fer firent leur apparition, les premiers bateaux à vapeur aussi. Le sort de l'ouvrier et du paysan était meilleur. La France devenait une grande puissance méditerranéenne et Paris la capitale intellectuelle de l'Europe grâce aux écrivains fameux qui y faisaient la pluie et le Bottin mondain. Un petit XVII esiècle, en somme. On lâche le classicisme pour le romantisme. Des noms ? Ils vont te faire pâmer, j'espère : Lamartine ! Victor Hugo ! Musset ! Stendahl ! Gérard de Nerval ! Vigny ! Théophile Gautier ! Mérimée ! Baudelaire ! George Sand et surtout, oui, surtout, Balzac !
Je m'interromps pour aborder, bille en tête, mon élève attentif.
— Balzac, Gros, ça te dit quelque chose au moins ?
— Ben dame : Le central téléphonique ! proteste l'Obèse.
— Triple ahuri ! Relent d'idiotie ! C'est le plus fameux romancier de notre littérature après Georges Simenon !
— Mais oui, où que j'avais le bulbe ? s'excuse-t-il. Je me rappelle même que son œuvre la plus célèbre c'est zéro, zéro, zéro, un !
— Bravo, Béru ! Revenons vite à Louis-Philippe Dernier. Malgré son attitude libérale, je t'ai dit qu'il avait bien l'âme monarchique. Il le prouva. Sous lui, seuls, les citoyens payant au moins deux cents francs (de l'époque) d'impôt avaient le droit de vote. Le peuple finit par s'en indigner et demanda l'égalité de vote pour tout le monde, riche ou pauvre. Le roi refusa. Alors la révolution de 1848 éclata. Louis-Philippe qui savait ce qu'était une révolution, puisque son papa était mort sur l'échafaud, abdiqua en faveur de son fils le comte de Pantruche, et, imitant son cousin Charles X, s'empressa de passer en Angleterre.
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