Satisfaction béruréenne.
— Le ferry-boîte devait pas chômer avec ces monarques qui se débinaient comme des marchands de cravates à la sauvette sitôt qu'il y avait du suif !
Puis, redevenant élève doué et attentif :
— Tu m'avais annoncé que c'était le dernier roi et tu viens de dire qu'il a alambiqué en faveur de son chiare, faudrait savoir !
— C'est que les insurgés n'ont pas tenu compte de ce comte, mon lapin. Et ils ont proclamé la République. La Deuxième !
— Bravo !
— Te réjouis pas. Sais-tu qui ce peuple, qui venait de se battre pour acquérir le droit de vote, élit comme président de la Deuxième République ?
— Dis voir ? donne-sa-langue-au-chat-il.
— Le prince Louis-Napoléon Bonaparte, mon cher baron, ni plus ni moins ! Les Français sont comme ça, on ne les changera jamais !
— Montre le bonhomme !
Je tourne une nouvelle page. Napoléon III est là, en couleurs, qui nous attend derrière sa moustache salvadordalienne, avec son regard de penseur qui pense que les autres pensent qu'il pense mais qu'il n'y a pas besoin de penser pour donner l'impression qu'on pense.
— Connais, laconise mon ami. Je l'ai souvent vu, ce Bédouin. Chez nous, quand j'étais petit, on avait sa bobine sur un couvercle de boîte à biscuits.
— Depuis des années, il rêvait de régner sur la France et à deux reprises, avait tenté de se faire proclamer empereur, à Boulogne d'abord, à Strasbourg ensuite, mais les coups d'État ne se font pas en Province. Décider les habitants de Bécon-les-Bruyères ou ceux de Saint-André-le-Gaz à vous reconnaître pour empereur ne vous amène pas pour cela aux Tuileries. Alors Louis-Napoléon s'y prit autrement. Il comprit que cette petite révolution de 48 pouvait à la rigueur faire de lui un grand empereur. Sous Louis-Philippe, on avait ramené les augustes cendres d'Auguste et le fabuleux tombeau de marbre des Invalides entretenait dans le cœur des hommes la nostalgie des gloires passées. Quand on se prénomme Louis-Napoléon, on fait vite oublier le Louis. Un Louis, c'est si facile à perdre ! Et puis, notre camarade Bonaparte, condamné à la détention à vie après ses tentatives malheureuses, ne s'était-il pas échappé de prison, déguisé en maçon ? Cette aventure, à une époque où les romans d'Eugène Sue s'arrachaient, ne pouvait que le servir. C'était son pont d'Arcole, à lui. Il lui suffisait de calquer son comportement sur celui de son Formidable modèle ; de l'imiter, en petit, en tout petit ! Depuis que les hommes avaient acquis le suffrage universel, ils étaient moins regardants sur les faits d'armes.
« Plus besoin d'aller faire des phrases devant les Pyramides par 50° à l'ombre ; une bonne campagne électorale suffisait.
« Président de la République, pour ce Napo-là, c'était en somme le titre de Premier Consul du tonton. Il lui manquait son 18 Brumaire pour respecter la règle du jeu. Il le réalisa en 1851 en faisant dissoudre l'Assemblée et exiler dix mille personnalités royalistes ou républicaines, parmi lesquelles Victor Hugo [57] Je ne puis résister à l'envie qui me point de reproduire ici quelques lignes empruntées à l'Histoire de la Littérature française de Kléber Haedens. « Victor Hugo est un monument national comme le Panthéon où il repose… Aucun rêveur n'aura rêvé avec Hugo ; aucun amant vaincu n'aura souffert avec lui ; aucun rieur n'aura ri en sa compagnie. Dans les conversations littéraires, son nom reviendra une fois sur mille ; peu de gens, après les avoir lus par devoir, reliront seulement une fois ses livres. Et toujours, le père Hugo continuera a s'enfler de cette gloire que donnent les plaques des avenues et les célébrations des centenaires. Il est le plus varié, mais le moins pur, le moins profond, le moins secret de nos poètes. Dumas crée le drame historique en 1829, avec « Henri III et sa cour », mais c'est pour « Hernani » que l'on se bat, en 1830. » Pour surenchérir sur Haedens, je déclare qu'en lui affectant l'humble billet de 5 francs, la France l'a enfin mis a sa vraie place ! »
. Il ne lui restait plus qu'à organiser un référendum pour ratifier ce coup de force. Ce plébiscite lui donna sept millions cinq cent mille « oui ». Il fit arrêter les quelques « non » pour que la situation fut vraiment éclaircie. »
— Tu dors ! hurlé-je en apercevant seize mentons au lieu de huit sous la mâchoire inférieure du Dilaté.
Il se redresse.
— Moi ! Tu charries ! Je… Je…
— Que viens-je de dire, élève Bérurier ?
— Tu parlais du Général et de son référendum.
— On potassait Napoléon III, Abruti !
— Mais oui, bien sûr, remarque ça se ressemble. Après tout, on peut confondre, hein ?
— Donc, m'obstiné-je, même carrière que le vrai Napoléon. Le voilà Empereur. Il ne lui reste plus qu'à faire des guerres. Il les fait. Mais cette fois, il s'allie à l'Angleterre. On commence par torcher les Russes, à Sébastopol, puis les Autrichiens (afin de permettre à nos frères italiens d'acquérir leur indépendance) à Solferino. Pendant ce temps, Lesseps creusait le canal de Suez !
— Et il l'a creusé tout seul, s'étrangle le Gros. Tu te rends compte : en plein soleil, le temps qu'a dû lui falloir !
— Il avait droit à un litre de rouge par heure, l'apaisé-je.
— Ah bon, je me disais aussi…
— Le canal fut ouvert en 1869. L'année d'après, Napoléon III entraînait la France dans la guerre de 70 qui allait s'achever par le désastre de Sedan. Lorsqu'il capitula, l'Assemblée nationale proclama sa déchéance. Ça finit toujours de cette façon-là. Toujours, Béru, toujours, ne l'oublie pas !
— Pourquoi que t'insistes, s'effraie-t-il, je ne veux pas me présenter comme Napoléon IV, moi ! Il est allé en Angleterre aussi après sa chute ?
— Oui. Toujours comme son tonton. Ils y vont tous. Mais les British ne l'envoyèrent pas à Sainte-Hélène. D'abord parce qu'il avait été leur allié, ensuite parce que Napoléon III, s'il avait été empereur, n'avait en tout cas jamais été un aigle.
— A table ! crie M'man en entrouvrant la porte.
Lecture :
LA MAUVAISE TRADUCTION DE L'INTERPRÈTE BÉRURIER
En ce 29 avril 1827, il faisait à Alger un temps splendide. M. Deval le consul de France, acheva son repas de fort bon appétit.
— Vous êtes pressé, mon ami ? lui demanda son épouse.
— Oui, répondit-il. J'ai rendez-vous avec le Dey pour discuter de cette sotte histoire de blé. Il paraît qu'il n'est pas content.
— Hossein est un garçon impossible, fit M meDeval.
— Pas Hossein : Hussein, rectifia le consul.
Posant sa serviette, il se leva et lança au domestique :
— Dites à Bérurier, mon secrétaire-traducteur, de se tenir prêt, nous partons dans cinq minutes !
Les deux hommes arrivèrent au palais du Dey une demi-heure plus tard. Bérurier aida son patron à descendre de calèche. C'était un type musculeux, un peu bouffi des joues et dont le ventre s'arrondissait depuis qu'il habitait Alger, car il buvait beaucoup de mascara.
Ils furent introduits dans la salle d'audience où Hussein les attendait, vautré dans ses coussins, en s'éventant de temps à autre pour chasser les mouches tenaces qui commençaient déjà à pulluler.
Ils fit signe à ses visiteurs de s'accroupir près de lui, et, tandis qu'on leur servait des infusions de feuilles de rose (boisson que Bérurier abominait), entra séance tenante dans le vif du sujet.
Il parla, avec une véhémence tout algérienne, de l'affaire désastreuse qu'avait été pour lui cet achat de blé.
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