C’est le classique des classiques. « Le Sar Rabindranath Duval » était, au départ, une parodie imaginée par Pierre Dac du plus célèbre des numéros de double vue : Myr et Myroska. Intitulée « Madame Arnica », elle a été créée par Pierre Dac et Francis Blanche, au début des années cinquante, à Paris, au théâtre des Trois Baudets, à Pigalle, et au Potofou, un cabaret de Saint-Germain-des-Prés. En 1960, Dac et Blanche se retrouvent à Lyon pour jouer ce sketch à l’occasion d’un « Musicorama » d’Europe 1. Une représentation prévue à 20 h 30, précédée d’un déjeuner prolongé chez Marius, un bouchon où l’on ne trouve de l’eau que dans l’évier réservé à la vaisselle. C’est dire l’état des duettistes lorsqu’ils entrent en scène…
— Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, j’ai le grand plaisir honorifique de présenter à vous ce soir, n’est-ce pas, tout à fait exceptionnellement dans le plus simple appareil, une beauté qu’on vient d’arracher, à on ne sait pas à quoi d’ailleurs ! De vous présenter le Sar Rabindranath Duval, qui est le descendant authentique des grands Sars, des grands visionnaires de l’Inde, n’est-ce pas ! Votre Sérénité…
— Hum ! Hum !
— Vous avez bien dîné déjà ? Bon ! Vous descendez des grands Sars de l’Inde, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous êtes né dans l’Inde ?
— Je suis né dans l’Inde.
— À quel endroit de l’Inde ?
— Châteauroux.
— À Châteauroux ! Extraordinaire ! Vraiment ! D’ailleurs, je crois savoir de source sûre que votre père était hindou !
— Hindou, oui.
— Votre grand-père ?
— Hindou.
— Et votre arrière-grand-père ?
— C’était un dur.
— Voilà donc par conséquent, n’est-ce pas, il a depuis de longues années la pratique de la vision hindoue. Dites-moi, Votre Sérénité, vous avez le don de double vue ?
— Oui, je vois double.
— Il voit double ! Je m’en doutais un peu d’ailleurs ; vous voyez donc, mais c’est héréditaire ?
— Héréditaire !
— C’est atavique.
— Non, c’est à. moi !
— Je veux dire, c’est congénital !
— Non, c’est quand j’ai trop bu.
— Il faut dire, n’est-ce pas, je tiens absolument à préciser que Sa Sérénité fait de grands exercices tous les jours, quotidiennement presque, pour conserver son don de double vue. Il fait le yoga, n’est-ce pas ? Vous faites le yoga ?
— Oui, oui.
— C’est le yoga de…
— La Marine !
— Et il surveille également de très près son alimentation… Quelle est votre alimentation ? Qu’est-ce que vous prenez pour votre dîner ?
— Uniquement de la cuisine à l’huile.
— La cuisine des Sars ?
— La cuisine des Sars, oui !
— Oui, mais pourquoi ?
— Parce que les Sars dînent à l’huile !
— Les Sars dînent à l’huile ! Vraiment, ce n’est pas trop tiré par les cheveux du tout parce qu’il n’en a plus ! Alors, si vous permettez, nous allons nous livrer sur quelques personnes de l’assistance publique à des expériences tout à fait extraordinaires. Votre Sérénité, je vais vous demander de vous concentrer soigneusement… Voilà ! Vous êtes concentré ?…
— Je suis concentré.
— Il est concentré comme on dit chez Nestlé… parfait ! Votre Sérénité, concentrez-vous bien, vous êtes en transe ?
— Oui, je suis en transe napolitaine.
— En transe napolitaine, n’est-ce pas ? Votre Sérénité, concentrez-vous bien, et dites-moi, je vous prie, quel est le signe zodiacal de monsieur ?
— Monsieur est placé sous le double signe du Lion et du fox à poil dur.
— Oui, dites-moi quel est son caractère ?
— Impulsif, parallèle et simultané.
— Quel est son avenir ?
— Monsieur a son avenir devant lui, mais il l’aura dans le dos chaque fois qu’il fera demi-tour.
— Il est vraiment extraordinaire ! Voulez-vous me dire, à présent, quel est le signe zodiacal de mademoiselle ?
— Mademoiselle est placée sous le triple signe bénéfique de la Vierge, du Taureau et du Sagittaire avant de s’en servir.
— Ah ! C’est ça. II a raison ! Il a mis dans le mille, n’est-ce pas ? Il a mis dans lé mille, comme disait Jean-Jacques Rousseau. Votre Sérénité, au lieu de vous marrer comme une baleine… Excusez-nous, Sa Sérénité est en proie aux divinités contraires de l’Inde : Brahma et Vichnou. Brahma la guerre et Vichnou la paix. Voulez-vous me dire, s’il vous plaît, Votre Sérénité, quel est l’avenir de mademoiselle ?
— L’avenir de mademoiselle est conjugal et prolifique.
— Ah ! Prolifique ?
— Oui.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle aura des enfants ?
— Oui.
— Des enfants ?
— Des jumelles.
— Des jumelles !!! Combien ?
— Une paire avec la courroie et l’étui !
— Voulez-vous, à présent, je vous prie, me dire quel est le signe zodiacal de monsieur ?
— Ce monsieur est placé sous le signe de Neptune, Mercure au chrome.
— Quels sont ses goûts ?
— Monsieur a des goûts sportifs. Son sport préféré, le sport cycliste.
— Bien. Qu’il peut pratiquer sans inconvénient ?
— Oui, mais à condition toutefois de se méfier.
— Se méfier. De qui ? De quoi ?
— De certaines personnes de son entourage qui prétendent que sa compétence dans le domaine de la pédale exerce une fâcheuse influence sur son comportement sentimental.
— Ah ! Encore une fois vous avez mis dans le mille. Mais, dites-moi, qu’est-ce que vous lui conseillez municipal ?
— Je lui conseille vivement de ne pas changer de braquet et de surveiller son guidon.
— Votre Sérénité, tout à fait autre chose à présent. Pouvez-vous me dire quel est le sexe de monsieur ?
— Masculin.
— Oui. Vous êtes certain ?
— Oui. Vous pouvez vérifier.
— Non, non, on vous croit sur parole ! Et dites-moi, quelle est sa taille ?
— Un mètre soixante-seize debout, un mètre cinquante-six assis, zéro mètre quatre-vingt-trois roulé en boule.
— Et dites-moi, il pèse combien ?
— Oh… deux fois par mois !
— Non, non ! Excusez le Sar, n’est-ce pas, il ne comprend pas bien le français. Je vous demande quel est son poids P.O.I.X. ?
— Soixante-douze kilos cinq cents ! Sans eau, sans gaz et sans électricité.
— Oui, dites-moi quel est le degré d’instruction de monsieur ?
— Secondaire.
— Oui. Est-ce que monsieur a des diplômes ?
— Oui, monsieur est licencié GL.
— Licencié GL ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire qu’il travaillait aux Galeries Lafayette et qu’on l’a foutu à la porte.
— S’il vous plaît, Votre Sérénité, concentrez-vous bien, combien monsieur a-t-il de dents ?
— Trente dedans et deux dehors !
— Voilà très bien ! Monsieur a-t-il des complexes ?
— Oui ! Monsieur fait un complexe… À certains moments, il prend sa vessie pour une lanterne.
— Et alors ?
— Et alors, il se brûle !
— Dites-moi, Votre Sérénité, mon petit bonhomme, dites-moi de quelle nationalité est madame ?
— Française.
— Oui. Et son père ?
— Esquimau !
— Et sa mère ?
— Pochette-surprise !
— Très bien !.. Et ta sœur ?
— Ma sœur, elle bat le beurre et quand elle battra…
— Bon, bon, oui, ça va !
— Escroc, voleur !
— Espèce de mal élevé, mauvaise éducation, excusez-le, il n’y a pas longtemps… Il en a une couche là-dessus ! Tiens, encore il y a trois ans, il n’avait même pas un plateau, il avait directement le pied de la table… Mais enfin, ça c’est autre chose… Votre Sérénité, pouvez-vous me dire, s’il vous plaît… ?
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