Voilà pourquoi, amis lecteurs, nous avons choisi ce titre : L’Os à moelle ! Nous tâcherons de nous en montrer dignes et de le maintenir sur le chemin du sourire et de la saine plaisanterie ; nous éviterons évidemment toute bifurcation politique, car nous voulons bien être loufoques mais pas fous.
Vous savez tout maintenant ; il ne me reste plus qu’à souhaiter à notre journal tout ce que nous pouvons lui souhaiter afin qu’il puisse accomplir l’œuvre à laquelle il est dévolu dans une atmosphère propre à regrouper les bonnes volontés éparses dans un climat dont l’indé-fectibilité ne le cédera qu’à une euphorie sereine, indélébile et entièrement prise dans la masse.
Amoureux de la littérature en général et de Victor Hugo en particulier, Pierre Dac s’est amusé, en 1938, à parodier un poème célèbre, Après la bataille. Depuis, d’innombrables lycéens ont récolté un zéro pointé en récitation pour avoir involontairement déclamé ce qui suit, à la place du texte réclamé par leur professeur.
APRÈS LA BATAILLE
Mon père, cet anchois au sourire andalou,
Suivi d’un nénuphar qu’il aimait entre tous
Pour son faux col vert neige fait en pierre de taille,
Parcourait en nageant la foire à la ferraille,
Où se tenaient, pensifs, des melons accroupis…
Soudain, son gros orteil crut percevoir des cris…
C’était un hérisson voltigeant sur la route,
Qui brûlait son chandail pour mieux casser la croûte,
En criant : « Un chou-fleur pour cirer mes souliers !..
Ou bien un bec de gaz pour me laver les pieds !.. »
Mon père, ému, tendit au nénuphar fidèle
L’obélisque à vapeur où trempait sa bretelle
Et dit : « Mouche la jambe à cet oiseau blessé,
Et brûle-lui l’œil droit avec un fer glacé. »
À ce moment précis, surgissait du Rat Mort,
En marchant sur les mains, un boa constrictor
Qui lança sur mon père sa veste en alpaga.
Le coup passa si près qu’un hareng se noya,
Et qu’un éléphant blanc tomba dans sa soupière.
« Hurrah ! » cria mon père, se mordant la paupière.
LA LINOTTE
Écrit en 1952, ce texte poético-loufoque a presque aussitôt été enregistré par Fernandel. Un disque devenu quasiment introuvable, passionnément recherché par les collectionneurs.
« Née des amours du Rhône et de la Saône, la Linotte, charmante petite rivière, prit sa source, par un clair matin d’avril, au pied de la colline de Fourvières, sous le saint patronage de Notre-Dame du même nom sanctifié. Toutes les divinités lacustres et fluviales de la région étaient présentes à sa naissance et les plus heureux présages semblaient présider à sa destinée.
Ses premières années s’écoulèrent douces et tranquilles.
Son père, le Rhône, établit, en aval de Lyon, un barrage pour que l’eau dont elle était nourrie fût exempte d’impuretés et de souillures.
Gâtée et dorlotée par sa mère, la Saône, elle devint vite un adorable petit ruisselet, puis un ravissant ruisseau qui faisait l’admiration de tous et de toutes.
Petit ruisseau deviendra grand , lui murmurait parfois le vent par les chaudes soirées d’été. En effet, elle grandit et, de ruisseau, un beau jour, devint rivière. Ah ! la délicieuse petite rivière que la Linotte ! Et comme son nom lui allait bien !
Gracieuse, fine, claire, limpide, avec un teint transparent et délicat qui lui donnait un aspect d’infinie pureté.
… Un peu étourdie, aussi…
Elle s’allongeait paresseusement, s’étirait, serpentait à travers les vignes, s’arrêtant parfois sur un banc de galets pour s’offrir à la caresse du soleil qui la faisait miroiter de mille feux étincelants. Les peupliers, au passage, lui faisaient signe de leurs basses branches, les roseaux se penchaient tendrement sur elle et les saules pleuraient des larmes de joie et d’émotion en la voyant si joliment couler.
Bref, sautant, caracolant, courant, malgré la défense de ses parents, après les libellules et les papillons, sous l’œil indulgent des ajoncs, car on sait que les ajoncs sont de braves joncs.
La nuit, la lune lui prêtait, pour jouer, ses plus beaux reflets d’argent et n’omettait jamais, en s’en allant, de lui laisser un grand croissant pour son petit déjeuner.
La brise et le zéphyr venaient lui murmurer les beaux refrains qu’ils avaient rapportés de leurs lointains voyages.
Et puis, un jour qu’elle avait fait une course plus longue que d’habitude, elle aperçut, au détour d’un rocher, un magnifique torrent qui dévalait à toute allure. Le flot battant, elle s’arrêta net dans sa course, le courant coupé. Ce fut le coup de foudre !
Et la nuit suivante, le beau torrent vint la rejoindre dans son lit… Il la quitta au matin, sur la promesse de confluer légalement avec elle. Hélas ! Promesse de torrent, autant en emporte le vent ! Il disparut et la pauvre petite Linotte, inconsolable, se mit à dépérir… Elle devint trouble, grise, puis verte et se dessécha peu à peu… Des traînées de sable, de vase apparurent. Des rides, des plis, des sillons flétrirent sa surface jadis si limpide, si translucide…
En vain, ses parents lui donnèrent-ils leurs plus beaux poissons, elle n’y prêta même pas attention. En vain, son oncle, le Gave d’Oloron, lui envoya-t-il ses plus belles pierres… elle s’étiolait de plus en plus. Et puis, un soir d’hiver, comme ivre de désespoir, elle sortit de son lit, malgré le froid glacial, et fonça droit devant elle.
Ecumant de souffrance, rugissant comme une lionne blessée, elle emporta tout sur son passage : troncs d’arbres, ponts, barrages, tout fut balayé comme fétu de paille…
Son père, le Rhône, fit un crochet pour tenter de lui couper la route ; elle se cacha au creux d’une vallée, bondit par-dessus les canaux, se cogna dans une écluse, fit demi-tour, repartit en sens inverse et arriva enfin en vue de l’Atlantique. Tous les cours d’eau, alertés par les sirènes et les tritons, se mirent à sa poursuite…
Trop tard !
La Linotte, en une ruée sauvage, se jeta dans l’Atlantique, qui l’engloutit à jamais…
Le Rhône et la Saône prirent le deuil et se couvrirent de brouillards épais.
Longtemps, leurs flots demeurèrent noirs et les bateliers se signaient en les entendant gronder de douleur…
Et parfois, en mer, quand les bateaux de pêche sont au large, un marin étonné s’écrie : Curieux, ça, y a plus de courant ici, on dirait qu’on est sur de l’eau morte.
Eh oui, brave pêcheur, de l’eau morte !..
C’est l’âme de la petite rivière qui, de temps en temps, remonte à la surface pour rappeler aux humains trop sceptiques qu’on peut encore mourir d’amour… »
À l’éternelle et triple question, toujours demeurée sans réponse : « Qui suis-je, d’où viens-je, où vais-je ? », le philosophe Pierre Dac a répondu : « Je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne. » Mais, à travers chroniques et éditoriaux, il s’est également penché sur d’autres questions presque aussi essentielles…
L’ESCLAVAGE N’EST PAS MORT
Je croyais jusqu’à ces temps derniers, et sur la foi des conquêtes sociales issues de la Révolution française, que l’esclavage était aboli.
Naïve était ma candeur et saugrenue ma puérile confiance. Il n’en est rien : l’esclavage subsiste toujours, d’une manière particulière, certes, mais néanmoins agissante et positive.
Ce qu’il y a d’effrayant, c’est que cette forme d’esclavage s’étale cyniquement, publiquement, au grand jour, sans même se donner la peine de se dissimuler.
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