C’est pourquoi, messieurs, je lève mon verre en formant le vœu sincère et légitime de voir bientôt se lever le froment de la bonne graine sur les champs arrosés de la promesse formelle enfouie au plus profond de la terre nourricière, reflet intégral d’un idéal et d’une mystique dont la liberté et l’égalité sont les quatre points cardinaux en face d’une fraternité massive, indéfectible, imputrescible et légendaire.
NOUVELLES DE PARTOUT ET D’AILLEURS
L’Os à moelle ressemblant à tous les autres journaux d’informations, il était normal que Pierre Dac évoque, dans chaque numéro, les grandes informations de notre petit monde et les petites informations de notre grand monde. Et réciproquement.
De Paris :
Hier après-midi, vers 15 h 30 environ, au rayon de blanc d’un grand magasin printanier de la rive droite où elle était allée, de confiance, acheter les yeux fermés, mademoiselle Marie-Louise Basdufiacre, hôtesse d’accueil à l’Institut médico-légal, a sauté sur une occasion qu’elle n’avait pas vue, et pour cause. Affreusement déchiquetée, la malheureuse a expiré avant même d’avoir eu le temps de rendre le dernier soupir.
* * *
Le nommé Antonin Michazéreau, speaker en titre à la S.N.C.F., vient d’écoper de trente jours de mise à pied pour avoir, en complet état d’ivresse manifeste, annoncé au buffet de la gare de Lyon et à la cantonade : Les voyageurs pour la Belgique, le Luxembourg, la Hollande, l’Allemagne, la Norvège, la Suède, la Finlande et le Danemark sont priés de s’adresser à une autre gare, c’est pas ici.
L’HEURE DE LA SEMAINE
Lundi, à 15 heures et au quatrième clop de midi moins le quart, il sera exactement : mercredi 18 h 35. Pour les autres heures, veuillez vous reporter à votre montre habituelle.
ATTENTION AUX FAUX BILLETS
Des faux billets de dix francs sont actuellement en circulation. La contrefaçon est presque parfaite, mais, heureusement, quelques légers détails les signalent à l’attention d’un œil exercé.
Voici quelques-unes des particularités révélatrices :
1° Les faux billets ont un format sensiblement double de celui des vrais.
2° Il y a un zéro de trop au chiffre dix, et le mot finances est écrit avec deux T au lieu d’un.
3° Les allégories représentant Minerve et Mercure sur les vraies coupures sont remplacées sur les fausses par une scène de la vie des champs décrivant les difficultés qu’éprouve un plombier-zingueur malgache pour se confectionner un sandwich à la gabardine.
Pour finir, et pour ceux dont l’œil n’aurait pas toute l’acuité nécessaire à la perception d’aussi infimes détails, ajoutons qu’il suffit de faire brûler les billets douteux pour être fixé sur leur authenticité.
En effet, le tirage a été exécuté sur papier d’Arménie dentelé.
LA STATISTIQUE
Voici les chiffres communiqués par les services de la statistique et intéressant la période comprise entre le 2 juillet et le 4 septembre :
543 285 ; 6 282 826 ; 1 285 938 743. 601 ; 601 ; 602 ; 603 ; 604 ; 605 ; 106 ; 206 ; 306 ; 406 ; 506 ; 983 ; 882 ; 780 ; 680 ; 579.
Nous ne savons pas du tout à quoi se rapportent ces chiffres, mais nous sommes heureux de les communiquer à nos lecteurs qui auront ainsi toute latitude de les adapter suivant leur goût ou leur appréciation…
CIRCULATION
Le ministère de l’Intérieur nous prie de porter à la connaissance du public l’avis suivant :
« À partir du 18 juillet, les trottoirs d’en face devront être, sans exception, situés de l’autre côté de ceux auxquels ils font vis-à-vis. »
REMISE DE DÉCORATIONS
De Limoges . — Par fil à fil spécial.
Une émouvante et bien réconfortante cérémonie s’est déroulée dans la cour d’honneur d’une importante fabrique de la ville où, hier matin, il a été procédé à une grande et solennelle remise de décorations à certaines porcelaines citées à l’ordre de la vaisselle.
Ont été décorées :
225 assiettes creuses,
642 assiettes plates,
43 saucières,
9 plats à poisson,
9 soupières,
64 services à café
et de nombreuses soucoupes et tasses de thé. Nos sincères félicitations aux heureux récipiendaires et à leurs familles.
Le 13 mai 1938 paraît le premier numéro de L’Os à moelle présenté par son rédacteur en chef comme « l’organe officiel des loufoques ». Cent huit semaines durant, jusqu’au 31 mai 1940, date de l”entrée des Allemands dans Paris, Pierre Dac va réaliser quatre grandes pages diffusées, chaque vendredi, à quatre cent mille exemplaires, dans les familles, les cours de lycée et les casernes. Un record absolu dans l’histoire de la presse d’avant-guerre ! Une aventure qui, dans une logique n’ayant rien de loufoque, a débuté par un éditorial désormais historique, sobrement intitulé : « Pourquoi je crée un journal ».
Depuis quelque temps, on sentait que quelque chose allait se produire : chacun avait comme une sorte de pressentiment, une espèce de vague prescience d’événements définitifs : c’était impalpable, aérien, imprécis, volatil et cependant presque concret dans sa fluidité embryonnaire ; les gens respiraient difficilement, oppressés par cette attente dont on sentait qu’elle se raccourcissait à mesure qu’elle s’allongeait : les nerfs se tendaient à tel point que nombre de ménagères faisaient sécher le linge dessus pour leur faire prendre patience.
Et puis, un soir, un trou se produisit dans le voile des nuées de l’avenir : mes camarades et moi-même, réunis dans l’arrière-salle du Grand Café des Hémiplégiques Francs-Comtois, eûmes soudain la révélation de ce que le monde attendait de nous. Nous n’avions plus à hésiter ; notre devoir était tout tracé et la porte de l’espoir s’entrouvrait à deux battants sur la fenêtre donnant sur la route de l’optimisme et de la bonne humeur : l’idée, la grande iDée avec un grand D était née, L’Os à moelle était virtuellement créé.
Cependant je vous dois quelques explications, car je ne doute point que d’aucuns esprits subtils et retors ne vont pas manquer de me demander le pourquoi des raisons qui ont milité en faveur de ce titre L’Os à moelle . Pourquoi L’Os à moelle ?
Ce titre, L’Os à moell e, est véritablement l’expression synthétique de nos buts et de nos aspirations. C’est tellement facile à comprendre que je juge parfaitement inutile de donner des explications qui ne feraient qu’embrouiller la chose comme par laquelle je vous expose la clarté de nos intentions.
N’oublions pas, en outre, que l’os à moelle fait partie intégrante de notre patrimoine et qu’il remonte à une antiquité qui n’a son équivalent que dans les temps les plus reculés. De tout temps, l’os à moelle a été vénéré et son influence astrale reconnue par les personnalités les plus marquantes telles que Nicolas Flamel, Pichegru et Jules Grévy.
Au temps des Gaulois, le fameux gui qu’adoraient ces derniers n’était autre que l’os à moelle qui, à l’époque, n’était pas encore passé du règne végétal au règne minéral : les campagnes celtes verdissaient à l’ombre des ossamoelliers, au pied desquels les comiques en vogue chantaient leurs plus désopilants refrains dont l’un des plus célèbres : Le druide a perdu son dolmen , est parvenu jusqu’à nous.
Au cours des siècles, l’Os à moelle subit de nombreuses métamorphoses et même une éclipse totale sous la Révolution française : aujourd’hui, nous assistons à son apothéose et à sa cristallisation définitive sous la forme du présent journal.
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