— De quelle façon ?
— Je souhaiterais commencer plus tard et décaler mon départ vers le début de soirée.
— Comment ferez-vous avec Théo ?
— Il restera chez ma copine un peu plus longtemps. De toute façon, je n’ai pas le choix.
— Puis-je vous demander la raison de ce changement ?
— Je viendrai désormais par les transports en commun. Je n’ai plus les moyens de garder ma voiture. Je ne m’en sors pas. Entre l’essence, l’assurance et le parking de mon immeuble, ça pèse trop lourd dans mon budget. Je vais la vendre. Je suis navrée, fit-elle avec un pauvre sourire, je ne pourrai plus vous déposer en ville.
— Est-ce que cela résoudra durablement votre problème ?
— Je vous vois venir. Mais je ne vais pas vous laisser le soin de me sortir la phrase que je ne veux surtout pas entendre, parce que je me la répète au moins vingt fois chaque jour. Entre Théo qui grandit à vue d’œil et dont il faut renouveler les vêtements tous les trois mois et mon loyer, la voilà, la phrase : « Pauline, tu n’es pas fichue de t’en sortir. Tu vas finir par être obligée de prendre un boulot de serveuse en plus du tien. »
— Vendez-moi votre voiture.
— Pardon ?
— Je vous rachète votre voiture.
— Vous rigolez ? Ce n’est pas un souvenir d’enfance que je suis triste de bazarder.
— Je ne confonds pas votre voiture avec un doudou. S’il vous plaît, vendez-la-moi. Cela tombe très bien puisque je comptais m’en acheter une, je vous l’ai même dit la semaine dernière.
— C’est une caisse pourrie. Les pneus sont en bout de course, je n’ai pas fait les trois dernières vidanges, et je crois que la direction a du jeu.
— Pas de doute, vous savez faire l’article. Maintenant que vous m’avez aguiché avec ces arguments imparables, c’est clair, il me la faut. Demandez-en ce que vous voulez, je m’en fous, je la veux. C’est irrationnel, j’en conviens, mais vous savez ce que l’on raconte à propos des hommes et des voitures…
— Vous êtes dingue.
— Si vous êtes gentille, je vous la prêterai. Secundo, en tant que chef de service, je vous ordonne d’accepter que les résidents et moi puissions payer les gâteaux et tout ce que vous cuisinez ici.
— Me voilà donc riche.
— Achetez-vous une voiture, et on fera la course. Moi j’en ai une, une petite bombe que son ancienne propriétaire conduisait comme une Formule 1. Vous n’êtes pas près de gagner…
— Vous êtes malade.
— Vous êtes un piéton.
Une voix venue de l’entrée les interrompit :
— Excusez-moi !
Thomas passa la tête hors de la cuisine.
— Qu’est-ce que c’est ?
Romain attendait dans le hall, au garde-à-vous.
— Un problème ?
— Non, monsieur, aucun. Pardon de vous importuner. J’avais seulement quelque chose à vous demander… Je suis désolé, c’est pour ma copine.
De sa place, Romain ne vit sans doute pas les yeux du docteur cligner comme s’il s’était assis sur un clou. Même si à l’âge du jeune homme, on a plutôt une bonne vue.
— J’espérais vous croiser, ajouta-t-il, hésitant, mais l’occasion ne s’est pas présentée… et elle me tanne pour avoir votre réponse, au moins de principe, pour demain matin.
— Si vous me dites ce qu’elle veut…
— Vous êtes bien docteur ?
— Quelle drôle de question. Oui, je suis médecin.
— Vous m’avez dit que vous aviez participé à des missions humanitaires à l’étranger, c’est ça ?
— Tout à fait.
— Emma fait des études d’infirmière…
Romain se reprit :
— Pardon, je m’y prends n’importe comment. J’ai oublié de vous dire que mon amie s’appelle Emma. Pour préparer un dossier, elle a besoin du témoignage d’un pro. Je ne connais pas les détails, mais quand je lui ai parlé de vous, elle a eu l’air très intéressée.
— Vous lui avez parlé de moi et je l’intéresse ?
En s’efforçant d’avoir l’air le plus naturel possible, Thomas s’appuya contre le mur. Romain poursuivit :
— Accepteriez-vous qu’elle vous téléphone pour vous poser quelques questions ?
Thomas fit la réponse la plus courte possible, car il manquait soudain d’oxygène.
— Yep.
— Vous me direz à quel moment cela vous dérange le moins. Elle n’en aura pas pour longtemps. Promis.
— On va trouver.
— Génial ! Elle va être super contente. Je la vois ce soir. Je vais pouvoir le lui annoncer.
— Yep.
Romain salua le docteur et repassa par l’étage pour sortir.
Thomas entendit le jeune homme monter les marches quatre à quatre, puis la porte extérieure se refermer. Il entendit même la voiture démarrer. La tête en vrac, il se fit la réflexion qu’à son âge, on avait encore une très bonne ouïe.
— Docteur, tout va bien ?
— Ça vous ennuie si je me jette sous votre voiture ? Ou préférez-vous que j’attende que ce soit la mienne pour le faire ?
— Monsieur Sellac, j’ai pris une décision.
— Vous voir faire preuve de volontarisme est déjà une excellente nouvelle en soi, Michael.
— Je vais réemménager à l’entrée de l’usine, dans le poste de garde.
La mine décidée du jeune homme faisait plaisir à voir. Thomas s’en réjouit sincèrement.
Les deux hommes avaient profité d’une météo plus clémente pour sortir dans le jardin. Attila cavalait dans tous les sens, ralliant les quatre coins du terrain les oreilles bien dressées et la truffe au vent, ou flairant le sol, la langue pendante. Thomas ne sursautait presque plus lorsque l’animal surgissait d’un buisson sans crier gare.
— Je suis sérieux, insista Michael autant pour s’en convaincre lui-même que pour prouver sa détermination au médecin. Je sais qu’il y a du travail pour le remettre en état, mais je vais y arriver.
— Si vous avez besoin d’un coup de main, n’hésitez pas.
— J’ai déjà fait la liste de ce que je peux récupérer dans l’usine pour l’améliorer. Si je me souviens bien, il y a des bidons de peinture dans un des locaux techniques.
Il marqua une pause et annonça :
— J’ai aussi écrit à mon frère et à ma mère.
— Excellent.
— Vous savez, monsieur Sellac, un jour je vous rembourserai tous les repas que vous m’offrez.
— Ne vous tracassez pas pour cela. Vous ne me devez rien. Savoir que vous sortez enfin de votre bunker est une grande satisfaction. Vous continuerez à chanter même sans être derrière une porte blindée ?
— Je crois, oui. Les réactions de vos pensionnaires m’ont encouragé.
Un miaulement plaintif attira l’attention des deux hommes. Il se répéta, plus fort. À coup sûr un appel de détresse. Un aboiement du chien lui répondit.
— Ça vient du bord de la rivière ! s’écria Michael en s’élançant.
Thomas bondit à son tour. Les deux hommes traversèrent le verger à toute allure tandis qu’aboiements et miaulements désespérés se multipliaient.
— Attila, au pied ! hurla Michael. Laisse les chats tranquilles !
— Ça devait finir par arriver…
— S’il leur fait du mal, votre pensionnaire ne me le pardonnera jamais.
Les deux hommes fonçaient vers la berge. Thomas imaginait déjà le pire. Même s’il doutait qu’Attila puisse se montrer agressif envers les chatons, le docteur craignait que la mère, effrayée, n’attaque les yeux du chien toutes griffes dehors pour protéger ses petits…
Thomas et Michael zigzaguaient entre les arbres fruitiers, bondissant par-dessus les tas de bois mort. À en juger par le bruit, la tension montait entre les animaux.
Pourtant, lorsqu’ils arrivèrent à la rivière, la situation n’était pas du tout celle qu’ils avaient imaginée. La chatte miaulait de toutes ses forces et le chien aboyait, mais les deux le faisaient en direction d’un chaton tombé à l’eau. Le jeune chat tigré, agrippé à un poteau de l’embarcadère, tentait de résister au courant.
Читать дальше