— Étiez-vous prêt à affronter cela ? Je veux dire, votre envie d’agir vous a-t-elle donné la force de le supporter ?
La question n’était pas sur la liste.
— J’ai tenu jusqu’à la fin de mon affectation. Mais je ne peux pas dire que j’en sois sorti indemne.
— Vous n’avez pas eu la tentation d’arrêter, de rentrer faire des certificats médicaux pour les écoliers ou de distribuer des antigrippaux ?
— Ma conscience ne me l’aurait pas permis. C’est en tout cas ce que j’ai longtemps cru. Avec le recul, je dois admettre qu’il y avait aussi une bonne part d’orgueil dans mon comportement. J’avais tout planté pour partir. J’avais quitté des gens que j’aimais ; annoncé haut et fort que je m’embarquais pour sauver la veuve et l’orphelin. Je ne pouvais décemment pas rentrer un an plus tard, en ayant renié tous les idéaux affichés avec tant de fierté. À vingt ans, tu as du mal à assumer tes faiblesses.
— Est-il possible de mener à nouveau une vie normale après avoir traversé ce genre d’expérience ?
— Pas tout à fait. Cela change ta vision du monde et tes priorités…
Emma reprit sa liste.
— Pardon, je sais que mes questions sont un peu puériles étant donné ce que vous me racontez, mais je dois aussi penser à mon dossier.
— Aucun problème.
— Selon vous, quelles qualités faut-il pour exercer la médecine en humanitaire ?
Thomas eut un vrai sourire.
— Une bonne dose d’inconscience, des tonnes d’idéalisme et aucune attache sérieuse.
— Combien de temps avez-vous exercé sur le terrain ?
— Presque vingt ans.
— Pourquoi avez-vous arrêté ?
La première réponse qui vint à Thomas tenait en trois lettres : « Toi. »
La corde qui portait le funambule était à deux doigts de céder. Pourtant, faire endosser à Emma la responsabilité de son retour aurait été injuste. La vraie réponse se cachait plus profondément. Face à sa fille, Thomas accepta de l’envisager.
— Je n’avais plus rien à donner.
Son regard se perdit dans le vague.
— Docteur, je ne veux pas vous mettre mal à l’aise, ce n’est qu’un dossier de présentation et j’ai l’impression que mes questions vous chamboulent.
— Non, Emma, continue. J’ai envie de t’aider. Que mon expérience te serve. Surtout si tu es intéressée par la médecine. Dis-moi, pour quelles raisons as-tu envie de soigner les gens ?
— Moi ? Je ne me vois pas passer ma vie à faire quelque chose de vain. J’ai voulu être maîtresse d’école, puis cuisinière, pour être utile, mais dès que j’ai compris ce qu’était la médecine, c’est le seul domaine qui m’a tentée. Je n’étais pas assez douée pour les études alors ce sera infirmière, mais cela me va très bien. Mon père trouve que je suis faite pour ça et ma mère dit que mon choix ne la surprend pas…
— Ton père et ta mère disent cela ?
Quelqu’un venait de tirer une balle dans la jambe du funambule. Il vacillait. Si des oiseaux pouvaient l’aider, ce serait sympa. Mais les oiseaux ne secourent jamais les équilibristes. Ils doivent tenir ou tomber. Défier ou mourir.
— Puis-je vous poser une dernière question ?
Quand il avait tenté d’imaginer ce que serait leur entretien, Thomas n’avait pas anticipé l’impact de la présence de sa fille. Il avait largement sous-estimé la façon dont elle le poussait à être vrai, ainsi que les risques que cela lui faisait courir. Mais quelle importance à présent ? Après tout, c’était peut-être mieux ainsi, pour au moins deux raisons. En répondant à cœur ouvert, il l’aidait, et en étant obligé d’aller s’aventurer jusqu’au tréfonds de ses sentiments, il se rendait service à lui aussi. Alors qu’ils ne s’y attendaient ni l’un ni l’autre, Emma et le docteur se retrouvaient embarqués dans un échange qui allait les faire évoluer, chacun poussant l’autre à se définir sans concession. La parfaite équation d’une vraie rencontre.
Au début, Thomas craignait que la conversation ne s’éternise et qu’il ne se trahisse à travers ses propos. À présent, il avait peur qu’elle ne s’arrête. Qu’il soit son père ou un parfait étranger, Thomas avait avec la jeune femme un échange absolu de sincérité.
— Pose-moi toutes les questions que tu veux. Mais s’il te plaît, laisse-moi t’en poser une avant. Tu envisages de partir en humanitaire, toi aussi ?
— J’en ai envie. Je me retrouve beaucoup dans votre façon de voir la vie, mais je me dis que si un homme aussi solide que vous a été secoué à ce point par son engagement, je devrais peut-être m’orienter vers d’autres options moins difficiles. Qu’en pensez-vous ? Parlez-moi franchement. Si j’étais votre élève, quel conseil me donneriez-vous ?
« Si j’étais votre élève… » Pourquoi pas « si j’étais votre fille » ?
— Tu es bien plus solide et bien plus sensée que je ne l’étais à ton âge. Aujourd’hui, les organisations humanitaires ont une meilleure gestion des ressources humaines qu’à mon époque. Ne te laisse pas impressionner par mes peurs ou ma fatigue. J’ai mes limites. Ne suis que tes envies.
— Regrettez-vous d’être parti toutes ces années ?
— Tu n’imagines pas à quel point en parler me remue, surtout devant toi que je connais si peu. Mais malgré tout, je ne le regrette pas une seconde. Sans cela, je n’aurais jamais su ce que vaut la vie.
Emma inclina légèrement la tête — comme lorsqu’elle était bouleversée et ne voulait pas le montrer. Elle baissa les yeux et se mordit la lèvre.
— Mes réponses te font réfléchir ?
— Beaucoup. Au début, je suis venue pour un travail scolaire, une galère de dossier à gérer. Et puis je tombe sur vous. Tout à coup, je n’ai plus l’impression de perdre mon temps. J’apprends, je ressens. J’ai l’impression de vous connaître.
— Tu n’as aucune idée de celui que tu as devant toi, Emma.
Le docteur sentit la vague d’émotion monter en lui. Pour lui échapper, il demanda :
— Quelle était ta dernière question ? On n’a pas parlé du salaire, c’est ça…
— Sur ce point, je pourrai me débrouiller avec les chiffres que l’on trouve sur Internet. Mon interrogation était plus personnelle, si cela ne vous ennuie pas.
— Si mon vécu peut t’éclairer, je t’en prie.
— Votre engagement sur le terrain a-t-il gêné votre vie de famille ?
Cette fois, le funambule se voyait contraint de répondre dans le laps de temps qu’allait durer sa chute — parce qu’il avait basculé dans le vide.
Thomas souffla puis essaya de voir clair en lui.
— Au cours de ces années, j’ai rencontré énormément de monde. C’est même vrai ici, dans ce foyer. Patients, individus perdus face au destin, soignants… Même si on ne le doit pas, on s’attache. J’ai des liens très forts avec beaucoup de ceux avec qui j’ai vécu, particulièrement les dernières années en Inde.
Il fit une pause.
— Ta question est complexe. Si tu me demandes si partir m’a empêché d’aimer, la réponse est « non ». Bien au contraire. Si tu me demandes si cela m’a entravé dans la construction d’une famille au sens classique du terme, la réponse est « oui », car si j’appartiens à quelques-unes, je n’en ai aucune à moi.
Emma, troublée, coupa son enregistreur.
— J’ai ce qu’il me faut. Bien plus même. Merci de votre franchise.
Le docteur lui demanda sans détour :
— Es-tu attachée à Romain ?
La jeune femme releva les yeux, mais elle ne semblait pas choquée par la question.
— Oui.
— Tu sens que c’est sérieux, que ça peut être lui ?
— De plus en plus.
Читать дальше