Il ne réussit qu’à hocher la tête.
— Nous avons rendez-vous. Vous vous souvenez ?
Il approuva du même mouvement, comme un âne.
— Merci beaucoup de me consacrer un peu de votre temps.
Thomas était déstabilisé. Il s’était préparé à un appel téléphonique. Cela n’avait déjà pas été simple à gérer, mais il y était parvenu. Il avait travaillé sa voix, sa diction, imaginé les questions, préparé ses formules pour y répondre. Il avait aussi demandé conseil à Pauline, et même à Francis. Entraîné, coaché, avec un mental d’acier. Un sportif de haut niveau pour un coup de fil.
Depuis le début de l’après-midi, il montait en pression. Il s’occupait autant que possible pour ne pas penser à l’échéance, mais cela ne l’empêchait pas de vérifier l’heure de plus en plus souvent. Il se doutait que la conversation ne serait pas simple. Il savait que parler à sa fille en se comportant comme si elle était une parfaite inconnue reviendrait à jouer un spectacle. Une sorte de pièce, dont elle ne devrait jamais soupçonner ni ce qui avait eu lieu avant le lever de rideau, ni la véritable identité de l’auteur. Et puis la voilà qui se retrouvait ici, pour de vrai. Elle réduisait tous ses plans à néant. Les enfants font souvent cela.
Pour Thomas, accomplir son numéro de médecin en direct devant cette spectatrice particulière changeait tout. Plus question de se contenter d’une voix travaillée. Il lui fallait maintenant réaliser un numéro de funambule dont Emma, depuis son fauteuil, ne devait entrevoir ni la fine corde qui servait de scène, ni la profondeur du gouffre qui s’ouvrait dessous.
— Vous ne deviez pas me téléphoner ?
— Puisque Romain rentrait, je me suis dit que ce serait plus sympa de se rencontrer pour de bon. Je suis très contente de vous voir.
— Moi aussi…
— Vous avez une drôle de voix. Vous avez pris froid ? Si vous êtes malade, je connais un excellent docteur !
Elle éclata de rire. Ce rire qu’elle avait quand elle manquait de confiance en elle et cherchait à faire bonne figure. À cet instant, Romain les rejoignit en haut de l’escalier.
— Bonjour, monsieur. Je vois qu’elle n’a même pas attendu que j’arrive pour vous déranger. J’imagine que vous vous êtes aussi présentés ?
— C’est fait ! répondit Emma.
— Ne prends pas trop de temps au docteur.
Les deux jeunes gens s’embrassèrent là, juste sous le nez du toubib, en gros plan. La corde de l’équilibriste était vraiment très fine et le fond du gouffre tapissé de pieux taillés en pointe.
En pénétrant à l’intérieur du bâtiment, Emma dévisagea Thomas.
— On ne s’est jamais rencontrés ? Votre visage me dit quelque chose…
— Je ne pense pas.
— Une intervention à l’école d’infirmières, peut-être ?
— Non, vraiment. Allons dans mon bureau, nous y serons mieux.
Lorsqu’ils s’installèrent, Thomas se fit la remarque qu’ils se trouvaient exactement sous la pièce qui renfermait tous les souvenirs d’enfance de son interlocutrice. Surtout ne pas penser.
— On nous demande donc de présenter l’un des différents aspects de la pratique de la médecine. Beaucoup choisissent le libéral, les cabinets, les hôpitaux, les urgentistes ou ce genre de choses, mais quand Romain m’a raconté que vous aviez travaillé en zone de conflit, j’ai tout de suite trouvé cela plus intéressant. D’autant que ça me parle à titre personnel…
Thomas osait à peine la regarder. Pendant des mois, il avait redouté qu’elle le repère, fuyant le face-à-face à tout prix. Il avait l’impression que si Emma croisait son regard, elle devinerait aussitôt tout ce qu’il ne pouvait pas lui dire. Cette fois, plus d’arbre, de plante verte ni de poteau pour se dissimuler, plus de reflets ni d’ombres chinoises. Le contact était direct.
La jeune femme déplia une liste de questions.
— Ça ne vous ennuie pas que j’enregistre avec mon téléphone ?
— Allons-y.
De toutes les situations surréalistes que le docteur avait vécues, celle-là était de loin la pire. Deux personnes ont une conversation. Pour l’une, c’est une rencontre banale. Pour l’autre, c’est tout un pan de sa vie qui se joue. Vertigineux contraste. Et pendant que le cerveau du docteur était au bord de l’implosion, les doigts d’Emma jouaient machinalement avec son foulard.
— Première question : à quel âge avez-vous voulu devenir médecin ?
Thomas avait envisagé cette question, et il s’était dit qu’il y répondrait par une formule banale et bien sentie, du genre : « On ne décide pas de se lancer dans ce genre de métier, c’est lui qui vous choisit. » Pauvre niais. Devant sa fille, il n’était plus capable de se contenter de ce genre de formule toute faite.
— Je ne me souviens plus quel âge exact j’avais mais par contre, je me rappelle très précisément le moment. Lors d’un déjeuner de famille, ma grand-mère est tombée sur les marches de notre terrasse et s’est cassé le col du fémur — à l’époque, j’ignorais ce que c’était. La journée ensoleillée a soudain basculé vers le drame. Pour la première fois, entre les adultes qui se pressaient autour d’elle, j’ai aperçu cette femme d’habitude forte et souriante, étendue par terre, pleurant et souffrant le martyre. Je revois son visage, ses larmes… Ma révolte est encore là. J’aurais tout donné pour la soulager. J’aurais voulu avoir ce pouvoir. Je n’ai pas supporté d’être impuissant face à sa douleur. Elle a eu l’air d’aller mieux quand elle a pris la main d’un type en blouse blanche qui est arrivé peu après. Je crois que tout est parti de là.
Emma observait le docteur avec moins de légèreté. Thomas redoutait que le souvenir de leur première rencontre ne lui revienne.
— Deuxième question : à quel moment avez-vous décidé de partir exercer dans l’humanitaire ?
Une bourrasque se leva au-dessus du gouffre et le funambule eut beaucoup de mal à maintenir son équilibre. Elle venait de lui demander pourquoi il était parti. Une autre question s’associait immanquablement à cette interrogation : comment avait-il trouvé la force de quitter sa mère ? Thomas fit un effort énorme pour ne songer qu’à l’aspect technique de la réponse. Il repoussa l’affect comme la meute de chiens sauvages qui avait cherché à le dévorer.
— Beaucoup de mes collègues d’études voyaient d’abord la médecine comme une excellente situation. J’étais sans doute naïf mais pour ma part, j’avais envie de soulager ceux qui souffraient le plus. Les reportages sur les populations meurtries par les conflits m’ont toujours fait réagir. Je ne me voyais pas rester ici, là où l’eau potable coule dès que l’on ouvre n’importe quel robinet, là où l’on peut hésiter sur l’endroit où acheter sa nourriture parce qu’il y en a partout, alors que je savais ce qui se passait ailleurs. Je n’aurais pas supporté de vivre aussi bien pendant que d’autres ne vivaient pas. J’avais à peine plus de vingt ans et je me suis dit que si je restais, j’allais uniquement servir à administrer des vaccins dont l’efficacité est surtout prouvée pour les comptes bancaires des laboratoires, ou à prescrire des anxiolytiques à des gens qui pour beaucoup s’écouteraient moins s’ils avaient de vrais problèmes. Alors sans savoir dans quoi je m’embarquais, je me suis engagé là où personne ne voulait aller tellement c’était moche.
Thomas n’avait jamais évoqué son parcours avec pareille lucidité. Le propos trouva un tel écho en Emma qu’elle modifia sa troisième question.
— Où êtes-vous parti la première fois ?
— En Afrique. Huit mois, au nord du Nigeria, près de la frontière avec le Cameroun. Un camp de réfugiés venus de cinq pays différents. Plus de six mille personnes entassées. Nous n’étions qu’une trentaine pour les aider. On perdait plus de cinquante vies par jour. Au début, toutes les nuits, j’aidais les militaires à creuser les tombes. À la fin, les bulldozers recouvraient les fosses communes pour éviter la propagation des maladies.
Читать дальше