Pauline avait vu juste, il aimait observer. Elle avait aussi sans doute raison en lui conseillant de « toucher la vie ». C’est à cet instant que Thomas envisagea pour la première fois de retourner rendre visite à ceux du village. Non pour les sauver, non pour y vivre éternellement, mais pour y vivre un peu et les aimer.
Pour l’événement, Pauline avait exceptionnellement accepté que, même s’il avait école le lendemain, Théo puisse rester le soir. Thomas avait passé la fin de l’après-midi à tout mettre en place. À l’heure convenue, l’infirmière veilla à ce que chacun soit habillé chaudement avant de sortir.
Passer le mur de l’usine fit beaucoup d’effet au petit garçon, surtout de nuit. Il y avait dans cette expédition un parfum d’aventure et d’interdit.
— Attila sera là ? demanda-t-il.
— Sans doute, répondit Françoise, mais d’après ce que j’ai compris, nous ne le verrons pas.
Le petit ne lâchait pas la main de Francis. Le groupe de résidents s’était faufilé par la brèche, suivant le chemin dessiné par les bougies allumées. Le docteur et l’infirmière encadraient la marche, alertant leurs pensionnaires de chaque obstacle.
Thomas consulta sa montre, fébrile.
— Nous aurions dû prévoir davantage de temps pour le trajet. On risque d’arriver après le début…
— Pas de panique, tempéra Pauline. Éclairez plutôt le sol. Je n’ai pas envie que quelqu’un se torde la cheville.
Il n’y avait pas que l’enfant qui était sensible à l’ambiance. L’immense usine déserte plongée dans l’obscurité impressionnait tout le monde. Chantal se collait à Jean-Michel. Il essaya bien de prendre ses distances, mais elle ne le lâchait pas d’une semelle.
— Si vous continuez à me suivre d’aussi près, protesta le vieux monsieur, on va finir par s’emmêler les jambes.
— Vous êtes le plus grand et j’ai la trouille, alors je reste près de vous. En plus, vous avez une canne. Vous pourrez me défendre.
— Que voulez-vous qu’il nous arrive ?
— Michael dit que la nuit, des bandes traînent dans les parages.
— Et alors ? Vous n’avez ni sac à main, ni bijoux. Il n’y a qu’à votre perruque qu’ils pourraient s’en prendre.
— Qu’est-ce que je dois crier s’ils me l’arrachent ? Au voleur ou au viol ? Parce que je sais crier les deux très fort. Vous voulez que je vous montre ?
— Ne vous donnez pas cette peine, Chantal, intervint le docteur. Donnez-moi le bras et ne traînons pas.
L’insolite procession traversa pas à pas les ateliers, puis le hall des machines désossées. Les silhouettes fantomatiques qui hantaient la pénombre des lieux abandonnés finirent par arriver dans la plus vaste salle de l’usine.
Face à la grille d’aération rouillée d’où il avait pour la première fois entendu au plus près la voix de Michael, Thomas avait aligné quelques sièges pliants. Autour, des bougies posées à même le sol formaient un grand rectangle, délimitant une salle de spectacle atypique.
En découvrant l’espace, Hélène eut une expression béate.
— Ces lumières dans la nuit… C’est féerique !
— Ce sera encore plus beau lorsque Michael chantera, assura Françoise, fière de faire remarquer qu’elle était la seule résidente à avoir remarqué son don.
Tout le monde prit place en parlant à voix basse. En dépit de l’étrangeté des lieux, l’atmosphère était celle qui précède un concert, un soir de gala. Les gens se pressent, s’installent, curieux et gourmands. Théo était assis devant, entre Francis et l’ancienne institutrice. Au second rang, Jean-Michel s’était glissé entre Chantal et Hélène, que le décor n’en finissait pas de ravir.
— Michael est en retard, constata Thomas. J’espère qu’il n’a pas renoncé…
— Quelle idée de ne pas vouloir chanter devant nous ! commenta Pauline.
— Il ne l’a jamais fait devant personne. C’est déjà un grand pas qu’il franchit ce soir.
Pas très rassuré, Théo serra le bras de Francis.
— Il y a des vampires dans les vieilles usines ?
— Aucun danger. De toute façon, tu ne risques rien. Tu es protégé par une armée de momies !
D’abord, ce fut la musique qui s’éleva, assez faible, puis, après quelques mesures, la voix de Michael. Thomas retrouva instantanément le frisson éprouvé la première nuit. Une puissance harmonieuse qui envahit l’espace. Une voix qui vous entraîne hors de toute gravité, au fil de ses intonations qui s’élèvent ou dévalent au gré des mélodies. L’absence physique du ténor renforçait encore le charme du récital. Au soupçon de mystère de cette voix désincarnée s’ajoutait le décor propre à enflammer l’imagination. L’image de Michael s’imposa à l’esprit de Thomas. Rien dans l’apparence du jeune homme ne laissait deviner son don. Pourtant, il suffisait qu’il chante pour que la magie opère. Thomas n’avait pas de mal à croire que l’ancien vigile se transfigurait en pratiquant son art. La métamorphose devait être profonde, intime. Envolé le jeune homme pétri de doutes et sans aucune confiance en lui. Chacune des paroles qu’il interprétait, même dans des langues inconnues, était vécue, portée avec la conviction des héros qui avaient bercé son enfance. Si le capitaine Nemo avait eu une voix, il aurait eu celle-là.
Pauline se tenait au fond, debout aux côtés de Thomas. Touchée par la musique, elle observait les visages des résidents, nimbés de la chaude lueur des bougies. Elle s’attendrit sur la petite tête de son fils, entre les deux aînés qui auraient pu être ses grands-parents. La beauté du moment magnifiait les êtres et le lieu. La musique, associée à la voix de Michael, transformait cette usine décrépite en un somptueux palais.
Absolument immobile, Théo écoutait, saisi par la musique. En entendant si proche cette voix merveilleuse qu’elle avait d’abord prise pour une manifestation divine, Françoise était émue aux larmes. Personne ne s’en aperçut, sauf Francis. Hélène s’abandonna à fredonner l’un des airs, qui lui rappelait sa jeunesse. Chantal avait la bouche et les yeux grands ouverts.
Malgré sa force, ce ne fut pas la voix de Michael qui fit le plus de bruit cette nuit-là. Ce furent les applaudissements et les bravos qui déchirèrent le silence lorsqu’à la fin, il se tut.
L’humidité imprégnait l’air. En pénétrant dans le salon à peine éclairé pour vérifier que les radiateurs fonctionnaient correctement, Thomas ne s’attendait pas à y trouver Pauline. Debout devant la porte-fenêtre, le front appuyé contre le carreau, elle regardait la pluie tomber. Sur une des tables, les sacs de provisions rapportés du supermarché attendaient encore d’être rangés, bien que cela fasse plus d’une heure qu’elle et Chantal étaient rentrées. Cela ne lui ressemblait pas.
— Pauline, tout va bien ?
Elle sursauta. Le docteur s’avança.
— Voulez-vous un coup de main ?
L’infirmière eut une expression de surprise en découvrant les commissions que Thomas lui désignait. Elle les avait oubliées.
— Désolée. Laissez, je vais m’en occuper.
— Ne vous mettez pas en retard pour aller retrouver votre fils.
Mécaniquement, elle s’empara des paquets et les transporta près de l’évier dans la cuisine, pour en trier le contenu. Le directeur vint l’aider.
— Fatiguée ?
— C’est la fin de la semaine…
Thomas sentait bien qu’il y avait autre chose, mais il n’osa pas insister.
Après avoir rangé les laitages dans le réfrigérateur, Pauline demanda :
— Docteur, verriez-vous un inconvénient à ce que je modifie mes horaires ?
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