Thomas accompagna Michael jusqu’à son siège et lui confia son téléphone tout neuf. Attila, étonnamment calme, se coucha aux pieds de son maître.
— Prenez tout votre temps. Je vous attends dans le salon. Venez me retrouver lorsque vous aurez fini.
— Docteur…
— Michael, ce n’est plus à moi que vous devez parler. Je devine ce que vous ressentez. N’ayez pas peur. Lancez-vous. Composez ce numéro. Quoi qu’il advienne, vous aurez eu raison d’essayer.
Pour lui souhaiter bonne chance, le docteur pressa l’épaule du jeune homme, puis il sortit et referma derrière lui.
Thomas resta un moment près de la porte à écouter, mais il n’entendit rien. Ni Michael ni le chien ne faisaient le moindre bruit. De toutes ses forces, le docteur espérait que le jeune homme ne renoncerait pas devant l’épreuve. Pourvu que sa mère décroche et qu’elle l’accueille comme il en avait besoin… Quel que soit notre âge, on reste toujours les enfants de quelqu’un, et les bras qui s’écartent sont les plus belles portes qui puissent s’ouvrir.
Le docteur eut l’impression d’entendre Michael renifler. « Pleure, mon gars, pleure. Mais compose ce numéro. »
Pour attendre, Thomas finit par s’asseoir dans le couloir, à même le sol. Aux premiers mots qu’il entendrait, il s’en irait. Il savait que ces instants étaient cruciaux pour Michael. Soit il surmontait, soit il renonçait. En cas de succès, il renouerait le contact avec les siens, et sans doute avec lui-même. Si la tentative échouait, il en ressortirait encore plus seul. Il devait oser composer le numéro, puis trouver la force de dire. Il fallait qu’il rencontre ensuite une écoute, et peut-être une main tendue. Une course d’obstacles dans laquelle chaque haie devait être franchie, sans garantie que les suivantes le seraient. Autant d’occasions de tomber. Au poteau d’arrivée, peut-être le bonheur.
La porte de la chambre de Francis s’ouvrit tout doucement. En dressant son index devant sa bouche pour assurer de son silence, le Colonel s’avança sur la pointe des pieds et vint s’asseoir, non sans difficulté, à côté du directeur.
— C’est pas humain d’obliger un vieillard de mon âge à se contorsionner ainsi, maugréa-t-il.
Puis il donna un coup d’épaule à Thomas et lui glissa, toujours à voix basse :
— Je suis fier de toi, fiston. Tu as raison de le pousser à téléphoner. Même si ça risque de te bouffer ton forfait.
Michael ne faisait toujours aucun bruit. La porte de Chantal s’ouvrit à son tour, en toute discrétion.
— Alors ? murmura-t-elle. Ça y est ? Il lui parle ?
Thomas n’en revenait pas. Il grommela :
— Donc si je comprends bien, tout le monde écoute tout, ici ?
— Doc, à nos âges, on a peur des fuites de gaz, des vautours qui planent au-dessus de nos têtes, et des vers qui rampent pour venir nous grignoter. Alors à force de tendre l’oreille pour les détecter, on finit par capter des choses.
« Allô, maman ? C’est toi ? Ici c’est Michael, ton fils. »
— Il a quand même mis deux heures à s’arrêter de pleurer, nota Pauline. Avec Attila qui hurlait à la mort en prime, bonjour l’ambiance !
— Il fallait que ça sorte. Vous auriez vu son visage lorsqu’il est sorti du bureau ! C’était magnifique.
Pauline jeta un autre petit caillou dans la rivière.
— Vous êtes un type étonnant, docteur.
— Comment dois-je le prendre ?
— Vous allez réellement finir par devenir mon héros, en vrai.
— Même sans coucher de soleil et sans bannière étoilée ?
— Je suis admirative de la façon dont vous avez poussé Michael à agir.
— Rien d’extraordinaire.
— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous arrivez à déclencher chez les gens. Je le constate avec les résidents, et même avec Théo.
— Si c’est une manœuvre pour me faire rougir et vous moquer de moi ensuite, ce n’est pas gentil.
Le vent balaya les herbes sèches du bord de l’eau. L’infirmière frissonna.
— J’aimerais beaucoup avoir votre capacité à motiver.
— Ne vous sous-estimez pas. Vous l’avez.
— Alors je veux que, comme Michael a appelé sa mère, vous contactiez votre sœur.
Thomas ne répondit pas. Il se baissa, ramassa une brindille et commença à jouer avec avant de la briser en petits morceaux entre ses doigts.
— La situation n’est pas du tout la même.
— Elle est votre seule famille, vous ne pouvez pas témoigner autant d’intérêt aux liens des autres et ne pas vous soucier des vôtres.
— Vos bonnes intentions me touchent énormément, Pauline, mais pour le moment, j’ai assez d’incendies à gérer sans en allumer un autre.
— Vous voyez bien que je ne possède pas votre talent. Si je l’avais, une telle excuse ne m’aurait pas arrêtée et je vous aurais convaincu de l’appeler.
L’infirmière se frictionna les bras pour se réchauffer.
— Vous avez froid ? Souhaitez-vous que nous rentrions ?
— Non, je suis bien ici. Avec vous.
Thomas se leva, ôta son blouson et le déposa sur les épaules de Pauline.
— Vous ne m’avez même pas montré votre nouveau téléphone. C’était votre premier appel avec ?
— Le tout premier. Il marche apparemment très bien.
— Je me souviens que lorsque j’ai eu un portable, mon premier coup de fil a été pour celui que j’aimais, et le deuxième pour ma mère. Maman s’en souvient encore.
Elle sourit et ajouta :
— C’est drôle, je m’aperçois que j’ai gardé le téléphone plus longtemps que mon amoureux de l’époque…
— Ma mère ne risque pas de décrocher, et de toute façon, je n’ai plus de forfait. Francis avait vu juste, le coup de fil à Mme Tibene a tout consommé. En parlant du Colonel, vous l’auriez vu quand Michael est venu nous rejoindre au salon… Tout militaire qu’il soit, il avait quand même les larmes aux yeux.
— Vous observez beaucoup les gens.
— Comme tout le monde.
— Un peu plus que tout le monde. Vous êtes un spectateur très attentif de l’existence. Surtout celle des autres. Mais vous restez dans l’ombre, discret, comme si vous hésitiez à en être acteur. Monsieur Cro-Magnon ne devrait pas avoir peur de toucher la vie…
Avec douceur et une pointe d’appréhension, Pauline osa prendre la main du docteur.
— Sentez comme mes doigts sont gelés.
— Effectivement, ils sont froids.
Thomas tenta de s’en tenir à un constat clinique. Le docteur se faisait l’effet d’un lapin pris dans les phares d’une voiture, incapable de savoir comment réagir. Il espérait bien que Pauline allait vite libérer sa main, mettant ainsi fin à cette situation qui le perturbait. Mais elle ne relâcha pas son emprise. Bien au contraire.
— Monsieur Cro-Magnon n’a pas l’habitude de tenir la main d’une femelle.
— Voilà des années que je n’ai tenu la main de personne autrement que pour prendre un pouls, ou pour aider à vivre ou à mourir.
— Vous avez toujours vécu près du précipice, au bord du pire.
— Je ne l’avais jamais perçu ainsi, mais c’est sans doute assez juste.
— Il est peut-être temps d’apprendre à vivre plus éloigné du vide. Vous pouvez être nécessaire même aux gens qui ne risquent pas de tomber. Avancer sur la terre ferme est déjà tellement difficile…
— Je m’en rends compte un peu plus chaque jour.
Thomas essayait de ne pas penser à sa main prisonnière. Pauline la serrait, se l’appropriant presque. Lui la considérait comme perdue, comme si elle avait été amputée et ne lui appartenait plus. Il préférait en faire le deuil plutôt que de la voir se transformer en passerelle pour les sentiments qui tentaient de le prendre d’assaut. Brûler les ponts. Préserver le donjon. Thomas avait passé sa vie à protéger le sien des invasions.
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