L’approche d’une voiture alerta le docteur. Romain, enfin. Thomas se hâta de rejoindre le palier. Il se positionna comme s’il allait rentrer chez lui, main sur la poignée, prêt à être interrompu dans son élan par son locataire rentré comme par miracle pile à cet instant-là.
Ce n’était pas la première fois que Thomas orchestrait un « hasard ». Il avait déjà manigancé une rencontre officiellement fortuite sur un sentier de la vallée de Kapoor. Il s’agissait alors de demander au père de Kishan la permission de rester vivre au village. Le jeune médecin avait patienté plus de trois heures, sous un soleil de plomb, prêt à faire croire qu’il revenait des hauteurs. Lorsque la rencontre tant espérée se produisit enfin, Thomas souffrait d’un début d’insolation et tint des propos incohérents sans aucun rapport avec ce qu’il avait voulu dire. Darsheel avait bien raison de clamer que le hasard n’existe pas.
Sur le palier, immobile, figé dans son mouvement, le docteur ressemblait à une des figurines en plastique de sa fille. Le fait de garder la position ne lui sembla soudain plus naturel du tout. Terriblement guindé. Trop artificiel. Et Romain qui n’arrivait pas. Pourquoi n’était-il pas déjà en haut de l’escalier ? Même quand il rapportait des courses, il n’était jamais si long.
Thomas jugea plus judicieux d’attendre quelques pas avant sa porte et de se mettre en mouvement quand il entendrait la clé du jeune homme tourner dans la serrure. Cela créerait une dynamique plus naturelle. Mais toujours pas de Romain. Le docteur décida d’aller vérifier ce qu’il faisait par la fenêtre de son appartement. Au moment où il approchait de la vitre, le claquement de la porte extérieure résonna. Saleté de timing. Le docteur se retrouvait obligé d’improviser, et il détestait cela. Il sortit au moment où le garçon rentrait chez lui.
— Tiens ! Bonjour, Romain.
— Bonjour, monsieur.
— Tout va comme vous voulez ?
— Impec.
— Puisque l’on se croise, puis-je en profiter pour vous poser une question ?
— Je vous en prie.
— Quand vous aurez une minute, pourriez-vous jeter un œil à l’ordinateur de mon bureau ? Je n’y connais pas grand-chose, mais j’ai l’impression qu’il rame, comme on dit dans votre jargon. C’est dans vos cordes ?
— Aucun problème.
— Quand pensez-vous pouvoir y consacrer un moment ?
Le jeune homme hésita.
— Je ne repars pas avant une heure. Je peux déjà faire le diagnostic maintenant, si vous voulez.
Les deux hommes se retrouvèrent devant le poste informatique du directeur, Romain installé au clavier et le docteur debout en retrait derrière lui. Thomas avait une vue plongeante sur le petit ami de sa fille. Il pouvait en toute impunité détailler ses mains, une joue, ses cheveux, ses épaules, son cou — autant d’endroits qu’Emma adorait caresser. Thomas s’amusa intérieurement de toutes les différences qui existaient entre le « Romain informaticien locataire cherchant à impressionner son aîné » et le « Romain séducteur qui se la jouait beau gosse » devant la jeune femme.
— C’est loin d’être un modèle dernière génération…
— Nous faisons avec ce que l’administration nous alloue.
Le jeune homme s’aventura avec maîtrise dans l’arborescence des menus.
— Des programmes inutiles doivent le ralentir. Vous n’aurez qu’à me préciser ceux dont vous avez vraiment besoin, et je retirerai les autres. La défragmentation du disque dur n’est même pas programmée. Vous la déclenchez manuellement ?
— Si seulement je savais ce que c’est…
— Aucune importance, je vais vous la calibrer et vous n’aurez plus à vous en soucier. Mais si ce n’est jamais fait, à la longue, ça plombe les performances.
— Merci, vous me retirez une épine du pied.
— On devrait pouvoir vous le booster sans problème. Si je vois ça ce week-end, ça vous va ?
— Vous aviez sans doute prévu autre chose…
— Ma copine n’est pas là et je comptais rester ici, histoire de ranger et d’aménager.
C’était la première fois que Romain faisait explicitement mention d’Emma. Où partait-elle ce week-end ? Malgré ses capacités de raisonnement, Thomas se trouva débordé par ces informations pourtant simples. Sans vraiment réfléchir, il demanda :
— Vous avez une copine ?
Il sentit immédiatement que sa question maladroite surprenait Romain.
— Oui, j’ai une copine.
— C’est sérieux ?
À la seconde où Thomas prononça sa deuxième question idiote, tous les voyants de son cerveau se mirent à clignoter rouge. Qu’est-ce qui lui avait pris de demander ça ? Qu’allait penser ce garçon ?
— On est ensemble depuis presque deux ans.
Le docteur avait redouté une réaction plus marquée que cette simple réponse. Il s’en sortait bien et s’empressa de clore le sujet.
— Tant mieux. Soyez heureux.
Thomas savait précisément depuis combien de temps Romain fréquentait Emma. Dix-huit mois exactement, dans deux semaines. Si le jeune homme avait répondu « on est ensemble depuis plus d’un an », cela aurait démontré qu’il avait tendance à minorer l’importance de leur relation. En répondant « presque deux ans », il lui donnait plus de valeur que sa réalité temporelle, ce qui était bon signe. Satisfait, Thomas rebondit :
— Puisque vous avez l’air de vous y connaître, puis-je vous demander conseil sur un autre point ?
— C’est au sujet de ma copine ? plaisanta Romain.
— Non, d’un téléphone. Je n’ai pas de portable et je souhaite en acheter un. Pourriez-vous m’aider à le choisir ?
— Vous avez cassé le vôtre ?
— Non, je n’en ai jamais eu. Je vous demanderai certainement quelques tuyaux pour apprendre à m’en servir.
Dans sa vie, c’était la troisième fois que Thomas voyait quelqu’un faire cette tête-là. La première fois, c’était Kishan, quand le docteur avait tenté de le convaincre qu’il était parfaitement possible de couper par le torrent de Mirna en le franchissant grâce à un vieux tronc d’arbre. La seconde fois, c’était Pauline, lorsqu’il lui avait annoncé qu’il était arrivé du centre-ville à pied en se grattant comme un galeux à cause de ses vêtements neufs. Et maintenant, c’était au tour de Romain de le dévisager comme s’il débarquait de Pluton.
Dans le premier cas, Thomas était tombé dans le torrent en poussant un hurlement de damné. Kishan s’était à moitié pissé dessus de rire, et lui avait failli crever d’une pneumonie. Dans le second cas, Pauline n’avait pas eu de réaction notable autre que l’étonnement et l’incrédulité, mais cette première impression avait conduit l’infirmière à ne jamais le prendre au sérieux. Qu’est-ce que cela allait donner avec Romain ?
— Alors Michael, l’avez-vous retrouvé ?
— Je l’ai, mais je ne sais pas si c’est une bonne idée…
— Il n’y a qu’en tentant le coup que nous le saurons. Ne vous en faites pas. Parlez simplement, expliquez ce qui s’est passé et dites ce que vous ressentez. Tous ces personnages d’opéra à qui vous donnez vie finissent par le faire dans leur grande scène. D’Artagnan le ferait aussi.
— Je n’ai pas le courage d’un mousquetaire du Roi.
— Vous en avez l’intégrité. Installez-vous dans mon bureau, je vous laisse tranquille, et appelez votre mère.
Attila restait collé à Michael, comme si l’animal devinait le mal-être du jeune homme.
— Et si elle refuse de me parler ?
— Et si elle en était folle de joie ?
— Monsieur Sellac, j’ai peur.
— Je sais, et c’est pour cela que je me permets d’insister. Je préfère encore vous inciter à prendre le risque plutôt que de continuer à vous voir malheureux comme vous l’êtes.
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