— Vous en faites une tête ! Vous n’allez pas me faire la comédie, sinon je vous colle dans le siège bébé !
— Vous avez vu tout ce qu’il y a ?
— Ben oui, c’est même pour ça que les gens viennent ici.
Pauline déplia sa liste et entraîna Thomas vers le secteur des lessives. Au seuil du rayon, Thomas s’arrêta net, en état de choc.
— Vous ne venez pas ? le héla Pauline. Qu’est-ce qu’il y a encore ? Vous avez peur parce qu’un bidon d’adoucissant vous a mordu quand vous étiez petit ? Ou parce que d’ici, vous ne verrez pas le coucher de soleil ?
Thomas, fasciné par la quantité de détergents différents proposée, ne répliqua pas.
— Comme vous voudrez ! ironisa l’infirmière. Je veux bien vous laisser là, mais ne parlez pas aux inconnus.
Thomas s’avança prudemment et passa en revue les rayonnages.
— Pourquoi y en a-t-il trente-neuf sortes ?
— Tant que ça, vous êtes sûr ?
— Je viens de compter.
— Je ne sais pas, moi. Pour chaque usage. Ce sont des produits très techniques, vous savez.
— Vous vous foutez toujours de moi.
— Pas du tout, mais avouez que votre question a de quoi surprendre. On dirait mon fils qui, le soir, pour ne pas dormir, me questionne sur tout et n’importe quoi. Combien j’ai de cheveux ? Où la petite souris stocke-t-elle toutes les dents qu’elle ramasse ? Pourquoi trente-neuf variétés de lessives ? Au lieu de faire cette tête d’ahuri, dites-moi de quoi vous avez besoin.
— Je veux acheter de la nourriture pour Michael et des croquettes pour chat.
— C’est un chien qu’il a. Mon fils vous a appris à les différencier en dessin, vous avez besoin qu’il vous donne un coup de main pour la version live ?
— Vous avez raison, on prendra aussi quelque chose pour son chien, mais j’ai quand même besoin de croquettes pour chat.
À chaque nouveau rayon, un nouvel effarement. Dix mètres linéaires de confiseries sur presque deux mètres de haut.
— Pourquoi en prenez-vous ? s’affola le docteur. J’ai défendu à Jean-Michel d’en manger.
— Je sais, et il respecte la consigne, mais il a fini par contaminer les autres qui m’en demandent un peu. Ne vous en faites pas, je les surveille.
Dans l’allée suivante, Thomas mesura plus de vingt pas pour aller d’un bout à l’autre des gâteaux apéritifs. La travée d’après, il tomba sur un arc-en-ciel de boissons en tous genres alignées face à des centaines de vins. Partout, des palettes pleines à ras bord, des présentoirs débordants couverts de promotions aguicheuses.
En regardant autour de lui, Thomas arriva à la conclusion suivante : la plus grande des épiceries de tout le district de Kupwara devait tenir dans la moitié du rayon des laitages.
Le médecin s’approcha de Pauline pendant qu’elle attrapait des petits-suisses aux fruits pour Théo. Le plus sérieusement du monde, il lui demanda :
— Certains humains ont-ils besoin d’autant pour vivre alors qu’il faut si peu à d’autres ?
— Ça y est, il nous fait sa crise mystique au rayon frais. Je suis bonne pour les questions existentielles devant les surgelés.
— Non mais vous vous rendez compte ?
— Très bien, je viens ici toutes les semaines, avec mes petits vieux qui trouvent que tout est trop haut ou trop lourd, avec mon fils qui trouve que tout devrait être gratuit, et maintenant avec vous qui trouvez qu’il y a trop de tout. En attendant, c’est mémère qui pousse le caddie.
— Vous avez raison, Pauline, je vais vous aider. Laissez-moi le chariot.
— Bien aimable. Et maintenant, il va falloir être fort parce que je dois aller dans le coin des légumes qui n’ont jamais vu la terre et que des gentils biologistes ont rendus plus gros et plus résistants à l’oxydation. Vous vous sentez de taille à m’y suivre sans tomber à genoux devant les carottes en hurlant « pourquoi ? », les bras levés au ciel ?
— Vous me prenez pour qui ?
— Pour le héros au cœur pur qui tomberait dans les pommes si je lui faisais traverser le rayon des sous-vêtements féminins.
Le docteur toqua doucement à la porte d’Hélène Trémélio. Aucune réaction. Il recommença, un peu plus fort.
— Oui, entrez !
La vieille dame était assise dans son fauteuil, un livre entre les mains.
— Je vous dérange en pleine lecture…
— Je suis plongée dans les ouvrages que Mme Berzha préférait. Elle me les avait prêtés pour que je les découvre. Je ne pourrai malheureusement plus les lui rendre. Mais entre nous, autant nous nous entendions sur beaucoup de points, autant en matière de lecture…
Le docteur jeta un œil à la couverture et haussa un sourcil.
— Mon patron, mon amour ?
— C’est affligeant. Je ne sais pas comment cette femme par ailleurs si distinguée pouvait s’intéresser à ce genre de romans. Pendant les dix premiers chapitres, ils se tournent autour à coups de jupe fendue, de chemise ouverte et de sous-entendus gros comme des veaux, mais j’en suis arrivée au moment où ils font des cochonneries partout. Dans leur bureau, en déplacement, dans les avions. Par moments, je suis tentée de retourner le livre pour vérifier si ce qu’ils font est à l’endroit ou à l’envers. Le fait est qu’ils ont la santé, mais je me demande quand est-ce qu’ils font leur travail…
Mme Trémélio remarqua soudain le paquet-cadeau que portait le docteur. Son regard se mit à pétiller, mais elle fit tout son possible pour ne pas manifester trop d’intérêt envers ce qui ne lui était peut-être pas destiné. Le médecin ne prolongea pas le suspense.
— Tenez, Hélène. C’est pour vous.
Soudain libre de réagir, la vieille dame se leva de son fauteuil et s’empara du paquet avec un sourire d’enfant.
— Comme c’est charmant ! Ce n’est pourtant pas mon anniversaire !
— Faites attention, c’est un peu lourd.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Avant de l’ouvrir, je veux que vous me fassiez une promesse.
— À quel sujet ?
— Je connais votre secret, Hélène.
Mme Trémélio eut un mouvement de recul. Le docteur l’invita à s’asseoir en lui tenant la main. Il se baissa pour être à sa hauteur et dit :
— Je comprends maintenant pourquoi vous aviez peur du chien. Mais rassurez-vous, tout se passera bien.
— Vous l’avez tué ? Il est mort ?
— Non. Mais il ne s’en prendra pas à vos petits protégés, j’en ai parlé à son maître, qui sera vigilant.
— Mes petits protégés ?
— Ouvrez votre paquet.
D’une main hésitante, Hélène décolla le ruban adhésif et écarta le papier. Lorsqu’elle identifia le sachet de croquettes géant, elle regarda le docteur sans savoir comment réagir. Il lui murmura :
— J’ai vu les adorables chatons qui vivent dans les buissons et leur maman qui vient vous rendre visite.
La vieille dame se renversa dans son fauteuil, apaisée.
— Je vous avais bien dit que vous étiez gentil.
— Vous n’avez plus besoin de vous cacher, Hélène, et surtout, je ne veux pas que vous vous priviez de manger pour nourrir cette chatte et ses petits. Comment s’appelle-t-elle, d’ailleurs ?
— Je l’ai baptisée Marie-Laure. C’était le prénom de ma meilleure amie lorsque j’étais jeune.
— Elle vous rend visite tous les soirs ?
— Cela n’a pas toujours été le cas. En arriver là a été une véritable aventure. J’ai mis des mois à l’apprivoiser. Je l’ai aperçue l’année dernière jouant parmi les fleurs. Sans doute sauvage, elle se méfiait de tout. Même pour la regarder, je devais me cacher. Je lui ai proposé du lait, du jambon, tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Petit à petit, elle s’est approchée. Chaque jour, je savourais ses pas supplémentaires vers moi. Mais le directeur de l’époque ne voulait aucun animal dans la résidence. Il l’avait formellement interdit. Alors c’est en cachette que j’ai continué à la voir. Chacune des limites qu’elle a dépassées était pour moi une marque de confiance. Je ne voulais surtout pas la décevoir. À force de lui parler, de la nourrir, elle a fini par monter sur le rebord et par s’habituer à moi. Et puis l’hiver dernier, un matin que j’aérais, elle s’est aventurée à l’intérieur. J’y suis allée très progressivement car je savais que si je la brusquais, je risquais de ne plus jamais la revoir. Une fois, je suis restée immobile dans ce coin là-bas pendant trois heures alors qu’elle était étendue sur mon lit. Elle me regardait. Mais j’ai tenu ! À chaque jour sa petite victoire. Si vous saviez à quel point elle est devenue importante pour moi… Mes journées sont rythmées en fonction d’elle. Je sais pertinemment qu’au début, elle venait pour manger mais maintenant, elle passe même s’il n’y a rien. Je n’ai jamais présenté Marie-Laure à personne. Même Pauline ne le sait pas. C’est pour cela que l’autre jour, lorsque j’ai vu ce gros chien courir comme un bulldozer dehors, je me suis dit qu’il allait faire fuir ma petite fée.
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