— Il veut jouer avec vous.
— Je le vois bien, mais il m’impressionne trop.
— Inutile de vous crisper. C’est sa façon à lui de dire qu’il vous aime bien.
— Je vous promets que je l’aime bien aussi. La preuve, je ne me suis pas tenu aussi près d’un chien depuis des années…
Attila se détourna et déposa finalement son bâton aux pieds de Michael, qui l’envoya loin derrière, dans le verger, pour la plus grande joie de l’animal.
— Vous n’avez pas chanté ces dernières nuits ? fit remarquer le médecin.
— J’ai dormi. Épuisé par trop d’émotions. Notre rencontre, puis le contact avec vos pensionnaires et votre collègue m’ont fait beaucoup d’effet. C’est la première fois que je parle à des êtres humains depuis des mois. Découvrir la maison de retraite sous un autre angle m’a également fait réfléchir. Le fait de ne pas manger tout seul aussi…
D’un geste circulaire, Michael désigna le cadre autour d’eux.
— Le coucher de soleil est quand même plus joli d’ici que de la rive de l’usine. Seulement quelques dizaines de mètres entre les deux lieux, et pourtant tout semble différent d’ici. Un de mes oncles avait coutume de répéter que tout est une question de point de vue.
— Vous êtes un homme surprenant, monsieur Tibene. Votre éducation, votre voix… J’ai du mal à envisager que vous puissiez vous retrouver au fond d’une cave. C’est du gâchis.
— Vous avez séjourné dans beaucoup d’endroits où la vie est dure. Vous savez bien que ce que l’on est ne pèse pas lourd face à ce que le destin fait de nous.
Attila revint en trombe. Michael lui caressa affectueusement la tête.
— Ma mère nous a élevés avec des histoires, confia-t-il. Chaque soir, elle nous lisait les aventures de Jean Valjean, du capitaine Nemo, d’Arsène Lupin, de Phileas Fogg ou de d’Artagnan. C’est avec eux que j’ai découvert votre langue, mais aussi forgé ma perception de la vie. Ces hommes-là étaient des héros, des aventuriers, des fous visionnaires ou des bandits, mais tous avaient en commun un sens de l’honneur et des idéaux. Comment vivraient-ils dans notre monde d’aujourd’hui ? Que penseraient-ils de ce que nos pays sont devenus ? Auraient-ils la force de garder leurs principes à notre époque ? Ce sont des questions que je me pose souvent et auxquelles je ne trouve pas de réponse. Mais je crois que tous auraient un chien pour se sentir moins seuls.
— Vous avez sûrement beaucoup souffert pour parler ainsi. Moi, je n’ai fait que regarder de près la douleur des autres. C’est peut-être pour cela que je garde espoir.
— Vous devez me trouver méprisable. Au fond de mon trou, coupé du monde et avec pour seule compagnie un chien… Vous avez sans doute raison. Quand un homme en est réduit à tenir debout parce qu’une bête le regarde et lui fait confiance, c’est qu’il ne vaut plus grand-chose. Je dois ma survie à cet animal. Je dois mes sentiments à ses élans. Je dois mon repos au fait qu’il se comporte comme si tout allait bien. Il me ramène à l’instant présent, semblable à celui du tout début, lorsque l’on ne savait rien, que tout était encore possible. Quand je pose mon visage sur son pelage, c’est doux et chaud. J’entends battre son cœur et, pour quelques secondes, je vais bien. Alors pour lui, j’ai envie de continuer et de me battre. Lui comme moi n’avons que l’autre pour nous en sortir.
— Michael, protégez Attila comme il vous protège, mais ne perdez pas espoir en l’être humain. J’ai passé la moitié de ma vie auprès de gens qui n’avaient ni les moyens, ni le temps de faire semblant, et même si certains sont plus mauvais que le virus Ebola, la plupart valent la peine. C’est lorsque tout était perdu, quand il n’y avait plus rien à gagner ou à prouver que j’ai assisté au plus beau. C’est du comportement de l’homme face au malheur que me vient ma foi en lui. Vous devriez commencer par reprendre contact avec votre famille. Ils doivent être très inquiets pour vous.
— Le seraient-ils moins s’ils savaient comment je vis ? Ce qu’ils imaginent de pire est-il vraiment plus lourd que la vérité ? J’ai des doutes…
— À leur place, je voudrais savoir.
— Vous avez des enfants, docteur ?
— Une fille, mais je ne la connais pas.
Thomas se surprit lui-même de la facilité avec laquelle il avait formulé sa réponse. C’était la première fois qu’il évoquait Emma simplement, naturellement, objectivement.
— Vous ne la connaissez pas ?
— J’ai appris son existence il y a peu.
— Et vous vous inquiétez quand même pour elle ?
— Tout le temps, depuis la seconde où j’ai su qu’elle existait.
Thomas fit une pause et reprit :
— Michael, je ne veux plus que vous cherchiez votre nourriture dans les poubelles. Nous allons nous organiser autrement. Si vous le souhaitez, vous pouvez même dormir au foyer, on s’arrangera pour vous trouver de la place.
— Vous êtes très généreux, docteur, mais pour le moment je préfère rentrer chez moi. C’est un endroit triste et insalubre, mais Attila et moi nous y sentons chez nous.
Il se leva.
— Nous sommes à la veille du week-end, et voilà quelques semaines que les bandes ne sont pas venues se défouler dans l’usine. Je ne voudrais pas tomber sur eux en rentrant. Si vous le permettez, Attila et moi allons vous laisser.
Thomas se leva à son tour.
— Passez demain à la résidence. Venez donc pour le déjeuner, d’accord ?
— Je ne veux pas vous déranger.
— Vous voir me fera plaisir.
— Alors je viendrai. Merci beaucoup pour l’invitation.
Les deux hommes se serrèrent la main, vraiment. L’un et l’autre n’avaient pas souvent eu l’occasion de le faire avec cette sincérité.
Alors que Thomas traversait le verger pour regagner la résidence, les propos de Michael résonnaient encore en lui. Sous ses pas, le tapis de feuilles mortes produisait un son mat. Quelle étrange soirée… Quand l’on songeait à leurs parcours respectifs si différents, quelle chance existait-il pour que ces deux hommes puissent un jour se croiser, surtout en abordant des sujets aussi personnels ? Quasi nulle. Mais la vraie vie n’a que faire des probabilités. Malgré leurs places inadaptées dans ces lieux qu’ils n’auraient jamais envisagés, tous deux venaient de partager un moment parfaitement conforme à leur idéal de vie si souvent malmené. Le destin fait aussi des cadeaux.
Le père de Kishan disait souvent que le hasard n’existe pas. Il aurait certainement expliqué que si Michael et Thomas n’étaient pas à leur place, c’est parce qu’ils étaient encore en chemin pour y parvenir. L’oncle de Michael avait raison : tout est une question de point de vue. Un crépuscule ou une aube.
En débouchant du verger, le foyer apparut à Thomas. La fenêtre d’Hélène était encore éclairée. Au contraire des autres pensionnaires, le docteur ne l’avait que très rarement surprise à regarder la télévision. En s’approchant, il se rendit compte que sa fenêtre était entrouverte malgré la température plus fraîche. Peut-être faisait-elle encore la conversation toute seule, parlant avec douceur à celui qui occupait ses pensées et sans doute ses souvenirs ? Par pudeur et par respect, Thomas fit un écart pour ne pas risquer d’entendre les propos tendrement susurrés. Mais tout à coup, son regard fut attiré par un mouvement furtif au pied de la fenêtre. Il était certain d’avoir aperçu une forme. Il obliqua jusqu’à la façade, qu’il longea sur la pointe des pieds.
Aucun doute, quelque chose bougeait dans le parterre d’anémones fanées. Thomas s’accroupit en se plaquant contre le mur, maîtrisant sa respiration pour ne pas se faire repérer. La douce voix d’Hélène était discrète, mais perceptible. Sur un ton affectueux, elle parlait à son interlocuteur imaginaire. Elle lui promettait de le réchauffer quand la mauvaise saison serait là. Elle lui laissait même le temps de répondre avant de poursuivre. Dans la plate-bande, Thomas détecta soudain non pas un, mais plusieurs mouvements. Des rats ? Quelle horreur ! Le docteur avait bien raison d’avoir conservé l’habitude de vérifier chaque soir sous son lit qu’aucune bestiole ne s’y cachait.
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