Dans la pénombre, il lui était difficile de distinguer ce qui se passait exactement, mais l’activité se fit plus intense lorsque la fenêtre de la chambre s’ouvrit en grand et que la vieille dame se pencha sur le rebord. Avec délicatesse, elle déposa sur l’appui un magnifique chat blanc à l’extrémité des pattes et de la queue noire.
— Je ne sais pas ce que nous aurons demain, petite fée, dit tendrement Hélène, mais je te le garde pour toi et tes petits. Et maintenant, va les retrouver, ils ont sûrement très faim.
Lorsque la chatte se pencha au-dessus du vide, ce fut une multitude de petites têtes miaulantes qui émergèrent des herbes. Hélène n’en perdait rien et riait doucement. La maman sauta du rebord avec souplesse.
— Bonne nuit ma fille, à demain ! murmura la vieille dame.
À peine la minette eut-elle atterri sur le sol qu’une demi-douzaine de chatons se ruèrent sur elle, se frottant contre son cou ou cherchant à la téter. Il y en avait de plusieurs couleurs — tigrés, roux, écaille de tortue, et même un qui ressemblait exactement à sa mère en miniature. La chatte s’allongea au pied des fleurs desséchées et, en ronronnant, laissa ses petits prendre ses mamelles d’assaut. Mme Trémélio demeura jusqu’à ce que l’adorable troupe soit rassasiée et disparaisse en trottinant dans les buissons. Lorsque la dernière petite queue dressée se confondit avec l’obscurité et les herbes, elle referma sa fenêtre.
Thomas resta accroupi contre le mur, immobile, perturbé. Ce n’était pas le fait que sa résidente se prive pour nourrir des félins en cachette qui le troublait. Non. Le plus déstabilisant pour lui était de se reconnaître dans l’affection et les mots que Michael avait pour son chien, mais aussi dans la façon dont Hélène souhaitait une bonne nuit à « sa fille » alors qu’elle s’adressait à un chat.
En regardant ces gens vivre face à des animaux, il venait sans doute de comprendre ce qui fait de nous des êtres humains. Finalement, notre passage sur Terre se résume peut-être à cela. Pauline prête à se sacrifier pour Théo, Kishan qui se démenait pour que ses enfants aient une vie meilleure, et même lui qui veillait sur Emma en faisant tout et n’importe quoi.
Quand on aime quelqu’un, on nourrit pour lui des craintes et des rêves. Il cristallise nos peurs et nos espoirs. Nos plus beaux élans naissent de cela. Ce lien nous anime, nous motive, nous porte, nous construit. La seule chose qui compte, c’est d’avoir quelqu’un pour qui espérer mieux. L’essentiel, c’est d’avoir quelqu’un pour qui trembler.
« Bonsoir Kishan,
« Il est très tard mais j’attendais d’être au calme pour t’écrire. J’avoue que depuis ces dernières semaines, échanger avec toi régulièrement me fait beaucoup de bien. Je suis heureux des bonnes nouvelles que tu m’annonces. Transmets toutes mes félicitations à Shefali. Je suis aussi content que vous ayez bientôt fini de réparer les dégâts de la mousson. Vous devez être épuisés.
« Si la température de Paranjay ne baisse pas d’ici trois jours avec les comprimés de la pharmacie, il faudra l’emmener consulter au dispensaire. Les symptômes dont tu parles annoncent certainement une nouvelle infection. N’hésite pas si tu as besoin d’un conseil.
« Ce soir, j’ai regardé le coucher de soleil et j’ai repensé à tous ceux que nous avons vus ensemble. J’ai aussi beaucoup songé à tes enfants qui le regardent maintenant avec toi.
« Merci de demander des nouvelles d’Emma. Elle va bien. La situation est assez compliquée pour moi : je pense presque tout le temps à elle, je me démène pour l’aider par tous les moyens possibles, mais elle ne sait toujours pas que j’existe. À toi je peux le dire, mon ami : je me demande même si elle le saura un jour. Je ne lui parlerai peut-être jamais. Elle poursuit son chemin par elle-même et se débrouille plutôt bien. Elle n’a sans doute pas besoin de moi et je ne vois pas quelle place je peux prendre dans sa vie sans poser de problèmes, à elle ou à des gens qu’elle aime. C’est sans doute à moi que cela ferait le plus plaisir de la rencontrer, alors je me dis que dans son intérêt, il vaut peut-être mieux que je reste dans l’ombre. Je me pose beaucoup de questions.
« Parfois, je me demande si j’ai bien fait de rentrer. Ton père dirait que je dois me concentrer sur les points positifs et heureusement, il y en a. Je fais de jolies rencontres et j’essaie d’être utile. Figure-toi que j’ai fait la connaissance de quelqu’un qui a un chien ! Tu imagines ? La première rencontre était digne de mes pires cauchemars ! J’ai cru que la bête allait me manger. J’ai eu la peur de ma vie ! Tu peux le raconter au village pour faire rire tout le monde. Depuis, je prends sur moi pour ne pas m’enfuir dès que je le vois — le chien, pas son maître, qui est très gentil.
« Voilà, tu sais tout. Tiens-moi au courant pour Paranjay et salue tout le monde pour moi.
« Ton grand frère,
« Thomas. »
— Vous êtes certaine de pouvoir m’emmener ? Je ne veux prendre la place de personne. Je sais à quel point tout le monde aime aller avec vous au supermarché.
— Ne vous tracassez pas, docteur. Francis viendra avec moi la semaine prochaine. Et puis je n’ai jamais vu l’homme rustre faire ses courses. Qu’allez-vous chercher ? Une massue neuve ? Un pagne en peau de bête ?
— Payez-vous ma tête, parce que ça doit faire dix ans que je n’ai pas mis les pieds dans une grande surface.
— Génial, je vois d’ici le tableau ! « Le petit Thomas attend son infirmière à la caisse centrale ! » Ça ne vous embête pas si je fais le plein en arrivant ?
À la pompe, Pauline refusa que le docteur remplisse le réservoir pour elle. Il resta donc assis à la place du passager, à l’observer du coin de l’œil par la vitre et le rétroviseur. Avec du vent dans les cheveux et un soleil automnal éclairant ses yeux, Mlle Choplin avait beaucoup d’allure. Le docteur songea que plus d’une fois, en mission, son énergie et sa bonne humeur lui auraient été utiles. Utiles et agréables.
Le compteur digital de la pompe augmentait rapidement mais sur la fin, Thomas remarqua que Pauline ajustait le remplissage par de petites pressions de plus en plus précises. Méticuleusement, l’infirmière amena la somme à payer à un chiffre rond. Ayant réussi, elle raccrocha le pistolet, satisfaite.
— Vous avez fait exprès d’arriver à un total qui tombe juste ?
— Vous êtes comme mes petits vieux, vous remarquez tout…
— Ce ne sont pas vos petits vieux, mais les nôtres. Et oui, j’ai effectivement repéré votre façon de faire. C’est pour simplifier vos comptes ? Ou juste par superstition ?
— En fait, je ne sais pas trop. Mais ça me fait du bien. Ça me rassure. J’ai l’impression de maîtriser au moins un truc dans ma vie. Vous venez d’assister à mon trente-quatrième plein qui tombe pile ! Applaudissements s’il vous plaît. Vous n’avez aucune manie dans ce genre ?
— Pas que je sache. Que se passera-t-il le jour où vous n’arriverez pas à obtenir un total parfait ?
Pauline jeta un regard noir au médecin.
— Priez pour que je réussisse la prochaine fois parce que sinon, je vous tiendrai pour responsable de ma poisse, et il serait alors judicieux que l’homme rustre ait inventé le bouclier…
En traversant la galerie commerciale, Thomas nota que Pauline conduisait son chariot de façon encore plus sportive que sa voiture. C’était un miracle que des œufs puissent arriver intacts à la résidence. En passant devant les magasins, le docteur éprouva la même sensation que dans la zone de duty free de l’aéroport de Delhi. Il était à la fois aveuglé par les lumières et fasciné par la profusion. Mais ce n’était rien comparé à ce qu’il découvrit en pénétrant dans l’hypermarché. Il avait déjà eu de nombreuses occasions d’aller dans ce genre d’endroit avant ses départs en Afrique ou en Inde, mais il n’en gardait absolument pas ce souvenir démesuré. Des allées immenses, des rayons à perte de vue, remplis à ras bord de biens en tous genres. Était-ce son séjour dans les montagnes qui avait modifié ses références, ou bien les hypermarchés qui avaient pris des proportions monstrueuses durant son absence ?
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