— Ça vous embête que j’utilise votre téléphone, c’est ça ?
— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— De ce que cet appel va encore déclencher comme cataclysme. Parce que ces derniers temps, vos idées…
— Je voudrais appeler Romain, pour lui dire qu’un logement est disponible ici.
— Directement, comme ça ? Et quand il viendra, vous pensez qu’il ne reconnaîtra pas votre voix ?
— Pour ça, j’ai la solution.
Thomas entraîna Pauline jusqu’à son bureau. Avec un air de conspirateur, il referma la porte derrière elle, ouvrit une armoire d’archives et en sortit une bonbonne d’hélium.
— Je l’ai trouvée là-haut, dans les vieilleries de la crèche. Il reste du gaz dedans. Ça devait servir à gonfler des ballons pour les fêtes. J’ai vu sur Internet que ça changeait la voix. Les gens qui en respirent parlent comme dans les dessins animés. J’ai essayé, c’est vrai que c’est spectaculaire. Vous connaissez ?
Le visage de Pauline s’éclaira au point d’inquiéter le directeur.
— Vous vous moquez encore de moi ?
— Pas du tout, docteur. Je sais exactement ce que c’est que l’hélium. Mon ex a gâché un mariage parce qu’il s’était enfermé dans les toilettes avec une bouteille de ce truc et le micro de la sono. Je n’ai jamais entendu un canard débiter autant d’insanités…
— Je ne vais pas dire d’insanités.
Pauline commença à rire.
— Vous avez de la chance que mon téléphone soit en numéro caché. Je suis disposée à vous le prêter, mais je vous demande une faveur en échange.
— Tout ce que vous voudrez.
— Je veux être présente quand vous l’appellerez.
Le docteur composa le numéro et se glissa l’embout de la bonbonne d’hélium dans la bouche. Il dévissa le robinet et aspira une grande bouffée. Assise en face, l’infirmière le fixait en ayant du mal à se contenir. Thomas sentit le gaz remplir ses poumons, cela lui fit une drôle d’impression.
— Ça va, ma voix ?
Entendre son patron parler avec une voix de pingouin ventriloque eut un effet immédiat sur Pauline. Elle fit volte-face pour se cacher en se comprimant la bouche à deux mains pour ne pas exploser de rire.
— Yep, fit Romain en décrochant.
— Vous êtes bien Romain Mory ?
— Qui c’est ?
— Je suis un ami d’Emma. Elle m’a dit que vous cherchiez un logement. C’est toujours le cas ?
— C’est toi, Max ? C’est quoi cette voix de Mickey ? Arrête de faire le con, je suis au boulot.
— Je ne suis pas Max, je vous assure. J’appelle de la part d’Emma pour un appartement très mignon et pas cher du tout.
L’effet du produit se dissipant progressivement, la voix du docteur commençait à revenir, distordue, pour le plus grand bonheur de l’infirmière qui faillit glisser de sa chaise à force de se tenir les côtes. Paniqué, Thomas reprit en hâte une grande rasade.
— Vous êtes toujours intéressé ?
Sa voix se perdait cette fois dans les aigus.
— Il est situé où, ce logement ?
— Dans une rue tranquille, à l’écart du centre. C’est propre et vraiment pas cher.
— À quelle adresse ?
Trop heureux que le jeune homme morde à l’hameçon, Thomas s’enfila une nouvelle dose d’hélium.
— 371 rue de la Liberté.
— Rue de la quoi ?
— De la Liberté !
— Pardon, mais je vous entends bizarre. Je sais pas si ça capte mal ou quoi, mais vous avez une voix de grenouille castrée. Si je viens visiter ce week-end, c’est bon ?
— Parfait ! De toute façon, il y a toujours quelqu’un.
— Je passerai dimanche.
— C’est noté. J’espère que ça vous ira.
— Merci…
La voix était tellement étrange que Romain hésita à remercier « monsieur » ou « madame ». Il se contenta de dire « au revoir » et raccrocha.
Thomas souffla. Il était épuisé. La faute au gaz ou au stress. La tête lui tournait. Il fit une moue dépitée.
— Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir castrer les grenouilles ?
Hilare, les joues mouillées de larmes, Pauline se tendit au-dessus du bureau et lui reprit délicatement son téléphone des mains.
— Docteur, que je ne vous entende plus jamais dire que mes plans sont foireux !
Ils assistaient au coucher de soleil côte à côte, sans prononcer un mot. En disparaissant derrière les monts de l’Ouest, l’astre embrasa les crêtes, jusqu’à provoquer la fusion des cimes de la lointaine forêt avec les nuages, les unissant dans une ligne aveuglante. Un spectacle unique, comme chaque soir. Pourtant, un crépuscule en rappelle toujours d’autres.
Assis au bord de la rivière, Thomas et Michael songeaient aux paysages qu’ils avaient quittés pour venir s’échouer ici. Des paysages bien différents pour un même sentiment.
Attila déboula d’un fourré, donnant corps à la vision de cauchemar que le docteur avait si souvent redoutée, « entre chien et loup ». Avec sa silhouette fine, son museau foncé, ses crocs étincelants et son pelage de feu, l’animal offrait à l’expression une réalité bondissante. Bien que ce superbe malinois n’ait rien de commun avec les chiens sauvages, chacune de ses apparitions épouvantait toujours autant le docteur, qui prenait sur lui pour ne pas détaler et grimper dans le premier arbre venu.
Le chien s’aventura sur le vieil embarcadère en reniflant tout. Peu rassuré par les planches branlantes, il revint vite vers son maître en remuant la queue, avant de repartir en cavalant à la poursuite d’une quelconque odeur. Pendant les courts instants durant lesquels la bête avait distrait Thomas, le ciel avait encore évolué. Les nuages étaient maintenant illuminés d’une infinie gamme de pourpre. À peine le temps de l’apprécier que déjà la couleur changeait. Le docteur murmura :
— Là où je vivais avant, je montais presque chaque soir sur une petite montagne pour observer le coucher du soleil. Depuis que je suis môme, j’ai toujours aimé le moment où le jour s’efface, mais je déteste le regarder seul. Et vous ?
— J’ai grandi en ville, à l’ombre d’un immeuble en construction qui nous cachait la lumière dès le milieu de l’après-midi. J’ai apprécié mes premiers couchers de soleil pendant mes vacances d’été avec mes cousins et mon petit frère. On restait assis sur la plage, près de Grand-Lahou, à regarder vers le large. On se demandait ce que faisaient les gens à l’autre bout de l’océan. Peut-être étaient-ils aussi en train de regarder vers nous ? Pour eux, notre crépuscule était une aube. On s’amusait autour d’un feu de camp jusqu’à ce que ma mère vienne nous chercher. Mais finalement, c’est avec Attila que j’en ai le plus admiré.
— Ce n’est quand même pas pareil.
— Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas humain ?
— L’échange est plus limité…
— J’ai avec lui une complicité bien supérieure à ce que j’ai le plus souvent pratiqué avec mes semblables. Mon chien est toujours là pour moi. Il me protège. Il m’accepte comme je suis. Je sais qu’il ne me trahira jamais. De combien de personnes peut-on dire cela au cours d’une vie ?
Attila revint, comme s’il avait compris que l’on parlait de lui. Il fixa le docteur, son regard semblant appuyer fièrement les propos de son maître. À la vitesse de l’éclair, il disparut à nouveau, mais revint aussitôt en rapportant un bout de bois dans sa gueule. Il trépignait devant Thomas, qui faisait la même tête que lorsque, à sept ans, il avait pour la première fois expérimenté un grand huit à la fête foraine — un fin mélange de cri silencieux et de crise cardiaque.
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