L’esprit de Thomas s’emballa aussitôt.
— Sur l’annonce, répliqua-t-il en maîtrisant sa voix, nous avions pris soin de préciser que le logement convenait pour un célibataire…
— Ça colle, je ne suis pas marié. Mais un lit double est plus confortable.
Romain prit une inspiration avant d’aborder le cœur du sujet :
— Et pour le loyer ?
Le docteur savait que sa réponse allait être décisive.
— L’idée n’est pas de gagner de l’argent, mais de faire vivre cet endroit. Ce n’est pas un logement conventionnel, on est dans ce qui ressemble à une maison de famille. On vous demandera peut-être un petit coup de main de temps en temps, mais rien de contraignant. Que diriez-vous de trois cents par mois ?
Le jeune homme eut beaucoup de mal à cacher son étonnement face à cette bonne surprise. Il regarda autour de lui, soudain plus détendu.
— Ce n’est pas cher, concéda-t-il. Mais je préfère être honnête : si rendre service ne me gêne pas du tout, mon boulot me prend pas mal de temps.
— Nous nous arrangerons. Dans quel domaine exercez-vous ?
— L’informatique. Programmeur et installateur de réseaux. Je suis en CDI. J’ai apporté mes bulletins de paye.
— Je préfère me fier à votre parole plutôt qu’à des documents auxquels je ne comprends rien. La vraie question qui se pose en premier lieu est de savoir si vous êtes intéressé par cet appartement.
Le jeune homme parcourut à nouveau les pièces, en s’aventurant cette fois à ouvrir quelques placards. Mine de rien, il prenait déjà ses marques. Thomas était de moins en moins inquiet. De toute façon, depuis l’annonce du montant du loyer, le docteur sentait que la décision de Romain était prise. Les jeunes mâles ne font pas illusion devant leurs aînés.
— Je me vois bien vivre ici, si mon profil vous convient. Pour vous rassurer, je peux même vous régler quelques mois d’avance.
Le docteur allait bientôt revoir ses billets… Il prit son temps pour faire semblant d’hésiter en ayant l’air de peser le pour et le contre. Le candidat, qui maintenant voulait y croire, n’en menait pas large.
— Vous vous appelez Romain, c’est ça ?
— Oui, monsieur.
— Vous m’avez l’air d’un garçon sérieux. Je vais vous faire confiance. J’aime l’idée de donner un coup de pouce à un jeune. C’est votre premier logement, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur.
— Alors je vous donne mon accord.
— Merci, monsieur !
— Quand souhaitez-vous emménager ?
— Dès que possible. Le temps d’acheter quelques meubles et un frigo.
— Parfait. Allons signer les papiers dans mon bureau.
Bien que ce soit pour des raisons très différentes, chacun des deux hommes avait envie de hurler de joie, en faisant des bonds partout et en embrassant l’autre. Mais Thomas et Romain se contentèrent d’un de ces rictus que font les héros victorieux dans les séries que regardait Francis.
Le directeur raccompagna son tout nouveau locataire jusqu’à son véhicule. Les deux hommes se saluèrent et Thomas regarda s’éloigner la voiture qu’il avait si souvent vue emporter sa fille. Arrivé à ce stade, il n’était plus à une situation étrange près.
En regagnant le foyer, le docteur, assez éprouvé nerveusement, oscillait entre une joie incontrôlable et l’angoisse d’avoir déclenché un mécanisme infernal qui allait finir par lui exploser à la tête. Une fois rentré, il s’assura de bien refermer la porte derrière lui et prit le chemin de son bureau.
— « Bienvenue, je suis le docteur Sellac, je dirige cet établissement. »
Le cœur du docteur manqua un battement. Surpris par cette voix sépulcrale surgie de nulle part, il fit une embardée qui le précipita violemment contre le mur. En embuscade, Pauline riait de sa mauvaise imitation.
— Là, effectivement, je me moque de vous. Franchement, docteur, c’était quoi cette voix de guide de musée ? Je préfère encore quand vous êtes sous hélium.
— Vous avez failli me faire crever !
— Et sur votre tombe, j’aurais fait graver : « Ci-gît le roi des mythos avec son col fermé jusqu’en haut. »
Elle singea à nouveau la diction emphatique du docteur :
— « Ah oui, votre nom me revient. Vous savez, on a reçu tellement de monde pour ce logement… »
— Vous n’avez donc jamais pitié.
— Si. Souvent même. Ce qui m’a valu de me faire avoir un nombre incalculable de fois, mais c’est une autre histoire.
Elle s’approcha de lui et s’adoucit.
— Je suis contente que ça marche comme vous le vouliez. J’ignore comment vous allez vous sortir du traquenard dans lequel vous êtes en train de vous fourrer tout seul, mais je suis vraiment heureuse pour vous.
— Vous pensez que je vais trop loin ?
— Si je vous réponds « oui », vous allez le rappeler avec votre voix de pingouin shooté au gaz ? Parce que dans ce cas, je suis tentée… Allez, venez, je vous paye un verre, à vous, à Théo et même à Francis. C’est ma tournée ! Grenadine pour tout le monde !
À la seconde où Pauline achevait sa phrase, un claquement sec résonna dans le hall et toutes les lumières s’éteignirent.
— Les plombs ont sauté, constata sobrement l’infirmière. C’est bien la première fois que ça arrive.
— N’essayez pas de me faire croire que c’est un signe de malheur suite à ce que je viens de faire, ou je vous sabote votre prochain plein d’essence.
— Méchant docteur mytho.
— Dites-moi plutôt où sont les fusibles.
Un râle venu de la chambre de Jean-Michel les ramena brutalement à la réalité.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
M. Ferreira était étendu sur le sol de sa chambre, à côté d’une lampe renversée et d’une ampoule brisée. Une légère odeur de brûlé flottait dans l’air. Le vieil homme grogna. Thomas s’agenouilla à son chevet.
— Ne bougez pas. Respirez lentement. Est-ce que vous me voyez ?
— Évidemment, vous êtes juste là. Je suis myope, mais pas à ce point-là.
En lui prenant la main, le médecin remarqua que les extrémités de son majeur et de son index étaient noires. Il se tourna vers Pauline.
— Il a remis ça.
— Que voulez-vous dire ?
— Il s’est volontairement électrocuté.
— Et alors ? se défendit Jean-Michel. Ce n’est pas un crime ! Ça m’a fait tellement de bien la première fois ! Je me suis senti revivre. Je ne supportais pas de redevenir une loque. Quand je vois le gamin et le chien s’amuser, j’ai envie de cavaler avec eux ! Alors foutu pour foutu, je me suis dit que ça valait la peine d’essayer.
— Mademoiselle Choplin, s’il vous plaît, téléphonez aux électriciens, on tient leur premier drogué. Il est accro.
— Au lieu de dire des âneries, rassurez-moi. Il va bien ?
— Pleine forme. Le pouls est bon, la pupille tout à fait normale, et il a fait le plein d’énergie pour au moins une semaine. On doit même pouvoir lui brancher la cafetière dans le nez. Faites-moi penser à vérifier si, par chance, il ne resterait pas des cache-prises dans les stocks de la crèche, parce que je n’ai pas envie qu’il se mette à lécher les plinthes.
— Docteur, franchement…
Pauline se pencha sur son résident pour le réconforter. Francis et Théo passèrent la tête dans l’encadrement de la porte.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? On était en train de regarder un épisode d’« Hyper Sniper » quand tout a pété.
Le petit précisa :
— Ça a fait un grand boum dans la pièce en même temps que dans l’histoire ! Comme si on avait un home cinéma !
Читать дальше