Le folklore bosniaque comprend des chansons traditionnelles appelées sevdalinke . Le nom provient d’un mot turc, sevdah , emprunté à l’arabe sawda qui signifie “la noire”. C’est, dans le Canon de médecine d’Avicenne, le nom de l’humeur noire, la melan kholia des Grecs, la mélancolie. Il s’agit donc de l’équivalent bosniaque du mot portugais saudade , qui (contrairement à ce que soutiennent les étymologistes) provient lui aussi de l’arabe sawda — et de la même bile noire. Les sevdalinke sont l’expression d’une mélancolie, comme les fados. Les mélodies et l’accompagnement sont une version balkanique de la musique ottomane. Fin du préambule étymologique. Maintenant, ton cadeau :
Je t’offre une chanson, une sevdalinka : Kraj tanana šadrvana , qui raconte une petite histoire. La fille du sultan, à la tombée du jour, écoute tinter les eaux claires de sa fontaine ; tous les soirs, un jeune esclave arabe observe en silence, fixement, la magnifique princesse. Le visage de l’esclave blêmit chaque fois davantage ; il finit par devenir pâle comme la mort. Elle lui demande son prénom, d’où il vient et quelle est sa tribu ; il lui répond simplement qu’il s’appelle Mohammed, qu’il est originaire du Yémen, de la tribu des Asra : ce sont ces Asra, dit-il, qui meurent quand ils aiment.
Le texte de cette chanson au motif turco-arabe n’est pas, comme on pourrait le croire, un vieux poème de l’époque ottomane. C’est une œuvre de Safvet-beg Bašagić — une traduction d’un poème célèbre de Heinrich Heine, Der Asra . (Tu te rappelles la tombe de ce pauvre Heine au cimetière de Montmartre ?)
Safvet-beg, né en 1870 à Nevesinje en Herzégovine, a fait ses études à Vienne à la fin du XIX e siècle ; il savait le turc, il a appris l’arabe et le persan auprès des orientalistes viennois. Il a rédigé une thèse austro-hongroise en allemand ; il a traduit Omar Khayyam en bosniaque. Cette sevdalinka joint Heinrich Heine à l’ancien Empire ottoman — le poème orientaliste devient oriental. Il retrouve (après un long chemin imaginaire, qui passe par Vienne et Sarajevo) la musique de l’Orient.
C’est une des sevdalinke les plus connues et les plus chantées en Bosnie, où peu parmi ceux qui l’entendent savent qu’elle provient de l’imagination du poète de la Lorelei , Juif né à Düsseldorf et mort à Paris. Tu peux l’écouter facilement (je te recommande les versions de Himzo Polovina) par internet.
J’espère que ce petit cadeau te plaît,
Je t’embrasse très fort,
À bientôt j’espère,
Franz
Je voulais lui raconter ma rencontre avec Nadim, le concert, les fragments de leur intimité qu’il m’avait confiés, mais j’en étais incapable et ce cadeau d’anniversaire étrange s’est imposé en lieu et place d’une confession pénible. Pensée de 7 heures du matin : je suis d’une lâcheté inouïe, j’ai planté là un vieil ami pour une histoire de jupons, comme dirait Maman. J’ai laissé ces doutes en moi, ces doutes imbéciles que Sarah aurait balayés d’un de ses gestes définitifs, enfin je crois, je ne l’ai pas interrogée sur ces questions. Elle ne m’a jamais reparlé de Nadim en des termes autres que respectueux et distants. Mes pensées sont si confuses que j’ignore si Nadim m’est un ami, un ennemi ou un lointain souvenir fantôme dont l’apparition à Vienne, shakespearienne, ne faisait que brouiller encore plus mes sentiments contradictoires, la traîne de cette comète qui avait enflammé mon ciel à Téhéran.
Je me dis “il est temps d’oublier tout cela, Sarah, le passé, l’Orient” et pourtant je suis la boussole de mon obsession vers la page d’accueil de ma messagerie, toujours pas de nouvelles du Sarawak, il est 13 heures là-bas, se prépare-t-elle à déjeuner, beau temps, entre vingt-trois et trente degrés, d’après le monde illusoire de l’informatique. Quand Xavier de Maistre publie Voyage autour de ma chambre , il n’imagine pas que cent cinquante ans plus tard ce type d’exploration deviendra la norme. Adieu casque colonial, adieu moustiquaires, je visite le Sarawak en peignoir. Ensuite je vais faire un tour dans les Balkans, écouter une sevdalinka en regardant des images de Višegrad. Puis je traverse le Tibet, de Darjeeling jusqu’aux sables du Taklamakan, désert des déserts, et j’atteins Kashgar, ville des mystères et des caravanes — devant moi, à l’ouest, se dressent les Pamirs ; derrière eux le Tadjikistan et le corridor du Wakhan qui se tend comme un doigt crochu, on pourrait glisser sur ses phalanges jusqu’à Kaboul.
C’est l’heure de l’abandon, celle de la solitude et de l’agonie ; la nuit tient bon, elle ne se décide pas encore à basculer dans le jour, ni mon corps dans le sommeil, tendu, le dos durci, les bras lourds, une ébauche de crampe dans le mollet, le diaphragme douloureux, je devrais m’allonger, pourquoi se recoucher maintenant, à deux pas de l’aube.
Ce serait le moment de la prière, le moment d’ouvrir L’Horloge des veilleurs et de prier ; Seigneur ayez pitié de ceux, comme moi, qui n’ont pas la foi et attendent un miracle qu’ils ne sauront pas voir. Pourtant le miracle a été proche de nous. Certains ont senti le parfum de l’encens au désert, autour des monastères des Pères ; ils ont entendu, dans l’immensité des pierres, le souvenir de saint Macaire, l’ermite qui, un jour, au soir de sa vie, tua de sa main une puce : il fut triste de sa vengeance et pour se punir resta six mois nu dans les pierriers, jusqu’à ce que son corps ne fût plus qu’une plaie. Et il mourut en paix, “laissant au monde le souvenir de grandes vertus”. Nous avons vu la colonne de Siméon le Stylite, ce rocher érodé dans sa grande basilique rose, saint Siméon homme d’étoiles, que les astres découvraient nu, les soirs d’été, sur son pilier immense, au creux des vallons syriens ; aperçu saint Joseph de Copertino, aérien et bouffon, que la bure et la lévitation transformaient en colombe au milieu des églises ; suivi les pas de saint Nicolas l’Alexandrin, parti lui aussi rejoindre les sables du désert, qui sont Dieu en poudre dans le soleil, et les traces de ceux moins illustres que recouvrent doucement les cailloux, les graviers, les pas, les ossements caressés à leur tour par la lune, friables dans l’hiver et l’oubli : les pèlerins noyés devant Acre, les poumons pleins de l’eau qui érode la Terre promise, le chevalier barbare et anthropophage qui fit rôtir les infidèles à Antioche avant de se convertir à l’unicité divine dans la sécheresse orientale, le sapeur tcherkesse des remparts de Vienne, qui creusa à la main le destin de l’Europe, trahit et fut pardonné, le petit sculpteur médiéval ponçant sans trêve un Christ de bois en lui chantant des berceuses comme à une poupée, le kabbaliste d’Espagne enfoui dans le Zohar, l’alchimiste en robe pourpre au mercure insaisissable, les mages de Perse dont la chair morte ne souillait jamais la terre, les corbeaux qui éclataient les yeux des pendus comme des cerises, les fauves déchiquetant les condamnés dans l’arène, la sciure, le sable qui absorbe leur sang, les hurlements et les cendres du bûcher, l’olivier tordu et fertile, les dragons, les griffons, les lacs, les océans, les sédiments interminables où sont emprisonnés des papillons millénaires, les montagnes disparaissant dans leurs propres glaciers, caillou après caillou, seconde après seconde, jusqu’au magma soleil liquide, toutes les choses chantent les louanges de leur créateur — mais la foi me rejette, même au fond de la nuit. À part le satori des claquettes de maître-nageur dans la mosquée de Soliman le Magnifique, pas d’échelle pour regarder grimper les anges, pas de caverne où dormir deux cents ans, bien gardé par un chien, près d’Éphèse ; seule Sarah a trouvé, dans d’autres grottes, l’énergie de la tradition et sa voie vers l’illumination. Son long chemin vers le bouddhisme commence par un intérêt scientifique, par la découverte, dans Les Prairies d’or de Massoudi, de l’histoire de Boudasaf, lorsqu’au début de sa carrière elle travaillait sur le merveilleux : son parcours vers l’est traverse l’Islam classique, la chrétienté, et même les mystérieux Sabéens du Coran, que Massoudi, depuis le fond de son VIII esiècle, pense avoir été inspirés par ce Boudasaf, première figure musulmane du Bouddha qu’il associe à Hermès le Sage. Elle a patiemment reconstitué les transformations de ces récits, jusqu’à leur pendant chrétien, la vie des saints Barlaam et Josaphat, version syriaque de l’histoire du bodhisattva et de son chemin vers l’éveil ; elle s’est passionnée pour la vie du prince Siddharta Gautama lui-même, Bouddha de notre ère, et ses enseignements. Je sais qu’elle a de l’amour pour le Bouddha et pour la tradition tibétaine dont elle a adopté les pratiques de méditation, pour les personnages de Marpa le traducteur et de son élève Milarepa, le noir magicien qui réussit, autour de l’an mille, en se pliant à la terrifiante discipline imposée par son maître, à atteindre l’illumination en une seule vie, ce qui fait rêver tous les aspirants à l’éveil — dont Sarah. Elle a vite abandonné l’opium colonial pour se concentrer sur le Bouddha ; elle s’enthousiasma pour l’exploration du Tibet, pour les savants, missionnaires et aventuriers qui ont, à l’époque moderne, divulgué le bouddhisme tibétain en Europe avant que, dès les années 1960, de grands maîtres autochtones ne s’installent aux quatre coins de l’Occident et ne commencent à transmettre eux-mêmes l’énergie spirituelle. Comme un jardinier énervé qui croyant détruire une mauvaise herbe en dissémine les graines aux quatre vents, en occupant le Tibet, en brûlant les monastères et envoyant quantité de moines en exil, la Chine a semé le bouddhisme tibétain dans l’univers.
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