Belle surprise : alors que je me débattais dans le passé, Nadim est venu donner un récital à Vienne, avec un ensemble alépin ; j’ai acheté une place au troisième rang d’orchestre — je ne l’avais pas prévenu de ma présence. Modes rast, bayati et hedjazi , longues improvisations soutenues par une percussion, dialogue avec un ney , et cette flûte de roseau, longue et grave, se mariait à merveille avec le luth de Nadim, si brillant. Sans chanteur, Nadim s’appuyait pourtant sur des mélodies traditionnelles ; le public (toute la communauté arabe de Vienne était là, ambassadeurs compris) reconnaissait les chansons avant qu’elles ne se perdent dans les variations, et on pouvait presque entendre la salle fredonner ces airs à voix basse, avec une ferveur recueillie, vibrante de passion respectueuse. Nadim souriait en jouant — l’ombre de sa courte barbe donnait, par contraste, encore plus de luminosité à son visage. Je savais qu’il ne pouvait pas m’apercevoir, aveuglé par le contre-jour de la poursuite. Après le bis, pendant les très longs applaudissements, j’ai hésité à prendre la tangente, à rentrer chez moi sans le saluer, à fuir ; la salle s’est rallumée, j’hésitais toujours. Que lui dire ? De quoi parler, à part de Sarah ? Est-ce que j’avais réellement envie de l’entendre ?
Je me suis fait indiquer sa loge ; le couloir était encombré d’officiels qui attendaient pour saluer les artistes. Je me suis senti plutôt ridicule, au milieu de ces gens ; j’avais peur — de quoi ? Qu’il ne me reconnaisse pas ? Qu’il soit aussi embarrassé que moi ? Nadim est bien plus généreux — à peine sa tête a-t-elle franchi la porte de la loge que sans même ces quelques secondes d’hésitation qui séparent un inconnu d’un vieux camarade il a fendu la foule pour me serrer dans ses bras, en disant j’espérais bien que tu sois là, old friend .
Au cours du dîner qui a suivi, entourés de musiciens, de diplomates et de personnalités, assis l’un en face de l’autre, Nadim m’apprit qu’il avait très peu de nouvelles de Sarah, qu’il ne l’avait pas revue depuis l’enterrement de Samuel à Paris ; elle se trouvait quelque part en Asie, rien de plus. Il me demanda si je savais qu’ils avaient divorcé longtemps auparavant, et cette question me blessa terriblement ; Nadim ignorait notre proximité. Malgré lui, par cette simple phrase il m’arrachait à elle. J’ai changé de sujet, nous avons évoqué nos souvenirs de Syrie, les concerts à Alep, mes quelques cours de luth à Damas avec lui, nos soirées, l’ ouns , ce si beau mot arabe qu’on utilise pour les réunions d’amitié. La guerre civile qui commençait déjà, je n’osais pas l’évoquer.
Un diplomate jordanien (impeccable costume sombre, chemise blanche, lunettes à branches dorées) s’est soudain mêlé à la conversation, il avait bien connu le maître de l’oud irakien Mounir Bachir à Amman, disait-il — j’ai souvent remarqué, dans ce genre de dîners musicaux, que les présents mentionnent facilement les Grands Interprètes qu’ils ont rencontrés ou entendus, sans que l’on sache si ces comparaisons implicites sont des éloges ou des humiliations ; ces évocations déclenchent souvent, chez les musiciens, des sourires gênés, empreints de colère contenue devant la goujaterie des soi-disant admirateurs. Nadim sourit au Jordanien avec un air las, entendu ou blasé, oui Mounir Bachir était le plus grand et non, il n’avait jamais eu la chance de le rencontrer, même s’ils avaient un ami en commun, Jalaleddin Weiss. Le nom de Weiss nous ramena immédiatement en Syrie, à nos souvenirs, et le diplomate finit par se tourner vers son voisin de droite, fonctionnaire onusien, et nous abandonner à nos réminiscences. Le vin et la fatigue aidant, Nadim, dans cet état d’exaltation épuisée qui suit les grands concerts, me confia à brûle-pourpoint que Sarah avait été l’amour de sa vie. Malgré l’échec de leur mariage. Si l’existence avait été plus simple, pour moi, ces années-là, dit-il. Si nous avions eu cet enfant, dit-il. Cela aurait changé bien des choses, dit-il. Le passé c’est le passé. D’ailleurs demain c’est son anniversaire, dit-il.
J’ai observé les mains de Nadim, je revoyais ses doigts glisser sur le noyer du luth ou manier le plectre, cette plume d’aigle qu’il faut serrer sans l’étouffer. La nappe était blanche, il y avait des graines de courge vertes tombées de la croûte d’un morceau de pain à côté de mon verre, dans lequel des bulles montaient doucement vers la surface de l’eau ; des bulles minuscules, qui formaient une fine ligne verticale sans que l’on puisse deviner, dans la transparence absolue de l’ensemble, d’où elles pouvaient bien provenir. J’avais soudain ces mêmes bulles dans l’œil, je n’aurais pas dû les regarder, elles montaient et montaient — leur finesse d’aiguilles, leur obstination sans source, sans autre but que l’ascendance et la disparition, leur légère brûlure me faisaient fermer fort les paupières, incapable de relever le regard vers Nadim, vers autrefois, vers ce passé dont il venait de prononcer le nom et plus je gardais la tête basse, plus la brûlure, aux commissures des yeux, devenait intense, les bulles grandissaient et grandissaient, elles cherchaient, comme dans le verre, à atteindre l’extérieur, il fallait que je les en empêche.
J’ai prétexté un besoin urgent et je me suis lâchement enfui, après m’être sommairement excusé.
Darjeeling, 1 ermars
Très cher François-Joseph,
Merci de ce magnifique cadeau d’anniversaire. C’est le plus beau bijou qu’on m’ait jamais offert — et je suis ravie que ce soit toi qui l’aies découvert. Il va trouver une place de choix dans ma collection. Je ne connais ni cette langue, ni cette musique, mais l’histoire de cette chanson est absolument magique. Sevdah ! Saudade ! Je l’inclurai, si tu le permets, dans un prochain article. Toujours ces constructions communes, ces allers-retours, ces masques superposés. Vienne, Porta Orientis ; toutes les villes d’Europe sont des portes d’Orient. Tu te souviens de cette littérature persane d’Europe dont parlait Scarcia à Téhéran ? Toute l’Europe est en Orient. Tout est cosmopolite, interdépendant. J’imagine cette sevdalinka résonner entre Vienne et Sarajevo comme la saudade des fados de Lisbonne, et je me sens un peu… Un peu quoi ? Vous me manquez, l’Europe et toi. Je ressens fortement la sankhara dukkha , la souffrance omniprésente, qui est peut-être le nom bouddhique de la mélancolie. Le mouvement de la roue du samsara . Le passage du temps, la souffrance de la conscience de la finitude. Il ne faut pas s’y abandonner. Je vais méditer ; je t’inclus toujours dans mes visualisations, tu es derrière moi, avec les gens que j’aime.
Je t’embrasse, salue le Strudlhofstiege pour moi,
S.
Franz Ritter a écrit :
Très chère Sarah,
Joyeux anniversaire !
J’espère que tout va bien dans ton monastère. Tu n’as pas trop froid ? Je t’imagine assise en tailleur face à un bol de riz dans une cellule glaciale, et c’est un peu inquiétant, comme vision. Je suppose que ta lamaserie ne ressemble pas à celle de Tintin au Tibet , mais peut-être auras-tu la chance de voir un moine léviter. Ou d’entendre les grands cors tibétains, je crois que ça fait un raffut de tous les diables. Apparemment, il y en a de longueurs différentes, selon les tonalités ; ces instruments sont si imposants qu’il est très difficile d’en moduler le son avec le souffle et la bouche. J’ai cherché des enregistrements dans notre sonothèque, pas grand-chose au rayon “musique tibétaine”. Mais trêve de bavardages. Je me permets de te déranger dans ta contemplation car j’ai un petit cadeau d’anniversaire pour toi.
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