— L’Iran est le pays des formes. Un pays es-thé-ti-quement for-mel.
Tu vois, tout cela me laisse des loisirs pour beaucoup penser à toi. J’espère t’avoir fait sourire dans ces moments si tristes.
Je t’embrasse très fort,
Franz
Paris est une tombe et je lui raconte des histoires mondaines et humoristiques, dessine des caricatures de gens qui lui sont indifférents, quel idiot, quelle honte — parfois l’absence, l’impuissance désespérée vous donnent les gestes désordonnés d’un noyé. Ce conseiller alliait d’ailleurs une profonde sympathie pour l’Iran et une culture immense. Je mens, qui plus est, je ne lui explique pas ces longues semaines de Téhéran sans elle, passées presque exclusivement avec Parviz à lire de la poésie, le grand Parviz, l’ami qui écoutait avec patience tout ce que je ne disais pas.
Excepté Parviz, il ne me restait plus de proches à Téhéran. Faugier avait fini par rentrer, physiquement détruit, moralement perdu dans son objet d’études, dans un rêve opiacé. Il me dit adieu comme s’il partait pour l’autre monde, gravement, avec une sobre gravité assez effrayante chez ce dandy autrefois exubérant — je revoyais l’homme d’Istanbul, le Gavroche séducteur, le prince des nuits d’Istanbul et de Téhéran, et il s’était dissous, avait presque disparu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Nous en avons discuté à plusieurs reprises avec Sarah, et une seule chose est plus ou moins certaine : Marc Faugier, malgré toutes ses compétences, toutes ses publications, n’appartient plus au monde universitaire. Même Google n’a plus de ses nouvelles.
De nouveaux chercheurs étaient arrivés, entre autres un compatriote, un Autrichien élève de Bert Fragner, le directeur de l’Institut d’études iraniennes de l’Académie des sciences de Vienne, cette même Académie des sciences qu’avait fondée, en son temps, le cher Hammer-Purgstall. Ce compatriote historien n’était pas le mauvais bougre, il n’avait qu’un seul défaut, c’était de parler en marchant — il arpentait les couloirs en réfléchissant à voix basse, des heures durant, des kilomètres de couloirs arpentés, et cette monodie aussi savante qu’inintelligible me tapait farouchement sur les nerfs. Quand il ne déambulait pas, il se lançait dans d’interminables parties de go avec un autre nouveau venu, norvégien celui-ci : un Norvégien exotique qui jouait de la guitare, du flamenco, à un si haut niveau qu’il participait chaque année à un festival à Séville. Tout ce que le monde pouvait offrir comme rencontres saugrenues : un Autrichien philatéliste passionné par l’histoire des timbres iraniens jouant au go avec un Norvégien guitariste gitan versé dans l’étude de l’administration pétrolière.
J’ai vécu ces dernières semaines chez Parviz ou, en dehors d’une ou deux mondanités comme cette invitation chez le conseiller culturel mélomane, reclus, entouré par les objets que Sarah n’avait pas pu emporter dans son départ précipité vers Paris : beaucoup de livres, le tapis de prière du Khorassan, d’une magnifique couleur mauve, que j’ai toujours auprès de mon lit, un samovar électrique argenté, une collection de copies de miniatures anciennes. Parmi les livres, les œuvres d’Annemarie Schwarzenbach, bien sûr, et notamment La Vallée heureuse et La Mort en Perse , dans lesquels la Suissesse décrit la vallée du Lahr, au pied du mont Damavand. Nous avions projeté de nous y rendre avec Sarah, dans cette haute vallée aride où s’écoulent les eaux du plus haut sommet d’Iran, vallée où le comte de Gobineau lui aussi avait planté sa tente cent cinquante ans plus tôt — le majestueux cône blanchi de neige striée de basalte en été, l’image, avec le mont Fuji ou le Kilimandjaro, de la montagne parfaite, se dressant solitaire au milieu du ciel, dépassant, du haut de ses cinq mille six cents mètres, les pics environnants. Il y avait aussi un volumineux livre d’images autour de la vie d’Annemarie ; de nombreux clichés qu’elle avait pris elle-même au cours de ses voyages et des portraits réalisés par d’autres, notamment son mari le secrétaire d’ambassade Clarac — sur l’un d’entre eux on la voit à demi nue, les épaules étroites, les cheveux courts, l’eau de la rivière jusqu’aux genoux, les bras le long du corps, vêtue seulement d’un short noir. La nudité de sa poitrine, la position de ses mains, ballantes le long de ses cuisses et son visage surpris lui donnent un air fragile, d’une inexpressivité triste ou vulnérable, dans le paysage grandiose de la vallée d’altitude bordée de joncs, d’épineux et surplombée par les pentes sèches et rocheuses des montagnes. J’ai passé des soirs entiers de solitude à feuilleter ce livre de photographies, dans ma chambre, et regretté de ne pas posséder d’images de Sarah, d’album à parcourir pour me retrouver en sa compagnie — je me rattrapai avec Annemarie Schwarzenbach ; j’ai lu le récit de son voyage avec Ella Maillart de Suisse jusqu’en Inde. Mais c’est dans les deux textes de fièvre amoureuse, de mélancolie narcotique qu’Annemarie situe en Iran, et dont l’un est le reflet plus distancé de l’autre, très intime, que je cherchais quelque chose de Sarah, ce que m’en aurait raconté Sarah, la raison profonde de sa passion pour la vie et l’œuvre de cet “ange inconsolable”. Les deux ouvrages étaient soulignés et annotés à l’encre ; on pouvait retracer, selon la couleur des annotations, les passages qui avaient trait à l’angoisse, à l’indicible peur qui prenait la narratrice la nuit, ceux relatifs à la drogue et à la maladie et ceux concernant l’Orient, la vision de l’Orient de la jeune femme. En lisant ses notes (pattes de mouches, marginalia noires qu’il me fallait plus déchiffrer que lire) je pouvais entrevoir, ou je croyais entrevoir, une des questions fondamentales qui sous-tendaient non seulement l’œuvre de Sarah, mais rendaient si attachants les textes d’Annemarie Schwarzenbach — l’Orient comme résilience, comme quête de la guérison d’un mal obscur, d’une angoisse profonde. Une quête psychologique. Une recherche mystique sans dieu, sans transcendance autre que les tréfonds du soi, recherche qui, dans le cas de Schwarzenbach, se soldait par un triste échec. Il n’y a rien dans ces parages pour faciliter sa guérison, rien pour alléger sa peine : les mosquées restent vides, le mihrab n’est qu’une niche dans un mur ; les paysages sont asséchés par l’été ou inaccessibles en hiver. Elle avance dans un monde déserté. Et même lorsqu’elle trouve l’amour, auprès d’une jeune femme mi-turque, mi-tcherkesse et pense emplir de vie les parages désolés qu’elle a laissés près des pentes du Damavand flamboyant, ce qu’elle découvre, c’est la mort. La maladie de l’aimée et la visite de l’Ange. L’amour ne nous laisse pas plus partager les souffrances d’autrui qu’il ne guérit les nôtres. Au fond, nous sommes toujours seuls, disait Annemarie Schwarzenbach, et je craignais, en déchiffrant ses notes en marge de La Mort en Perse , que ce soit aussi la pensée profonde de Sarah, pensée sans doute, au moment où je lisais ces lignes, amplifiée par le deuil, comme pour moi par la solitude.
Son intérêt et sa passion pour le bouddhisme ne sont pas qu’une recherche de guérison, mais un sentiment profond, dont je sais qu’il était présent bien avant la mort de son frère — son départ pour l’Inde après ses détours par l’Extrême-Orient des bibliothèques parisiennes n’était pas une surprise, même si je le pris comme une gifle, il faut bien le reconnaître, comme un abandon. C’était moi qu’elle laissait avec l’Europe et j’entendais bien le lui faire payer, je dois l’admettre, je voulais me venger de sa souffrance. Il a fallu ce mail particulièrement touchant, où il est question de Darjeeling et d’Andalousie,
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