Genre de mort : tête tranchée au sabre, crucifixion, démembrement, éviscération, noyade, tortures diverses, réciteraient les fiches des missionnaires en Asie.
À quel saint demanderai-je le réconfort dans mon agonie, saint Théophane Vénard ou d’autres saints massacrés, ou tout simplement saint Martin, le saint de mon enfance, dont j’étais si fier, en Autriche, lors des retraites au flambeau du 11 Novembre — pour mes concitoyens de Vienne saint Martin n’est pas saint Martin de Tours , dont j’avais vu enfant le tombeau dans la basilique du même nom (dorée, orientale plus que gauloise) avec Grand-Mère et Maman, ce qui, dans ma religiosité enfantine, me donnait une proximité privilégiée avec le légionnaire au manteau découpé, proximité associée aux roseaux des bords de Loire, aux bancs de sable, aux colonnes de porphyre du sépulcre souterrain et silencieux où reposait ce saint si charitable que, disait Grand-Mère, on pouvait solliciter son intercession à tout propos, ce que je ne manquais pas de faire, maladroitement sans doute, pour réclamer bonbons, sucreries et jouets. Mes dévotions au soldat-évêque étaient tout à fait intéressées, et à Vienne, lorsque nous nous rendions à la campagne au milieu de l’automne pour manger l’oie de la Saint-Martin, ce volatile un peu sec était pour moi directement lié à Tours ; il en arrivait sans doute en volant — si une cloche était capable de revenir de Rome pour annoncer la Résurrection, une oie pouvait bien voler de Touraine jusqu’en Autriche pour rendre hommage au saint en se couchant, toute rôtie, entre les marrons et les Serviettenknödel . Étrangement, saint Benoît, bien que le village de Grand-Mère portât son nom, n’a jamais été pour moi autre chose que des phonèmes : sans doute car, dans l’esprit d’un enfant, un légionnaire partageant son manteau avec un pauvre est bien plus attirant qu’un moine italien, si important fût-il pour la spiritualité médiévale — saint Benoît est pourtant le patron des agonisants, voilà mon intercesseur, je pourrais peut-être investir dans une image de saint Benoît, faire une infidélité à mon icône de saint Christophe. Le géant chananéen mourut lui aussi décapité, à Samos ; c’est le saint du passage, celui qui fait traverser les fleuves, qui porta le Christ d’une rive à l’autre, patron des voyageurs et des mystiques. Sarah aimait les saints orientaux. Saint André de Constantinople ou Syméon le Fou, elle racontait les histoires de ces fols en Christ qui usaient de leur folie pour dissimuler leur sainteté — folie, à l’époque, signifiant l’altérité des mœurs, différence inexplicable des actes : Syméon qui, trouvant un chien mort sur la route à l’entrée d’Émèse, lui noue une corde autour du cou et le traîne derrière lui comme s’il était vivant ; Syméon toujours, qui joue à éteindre les cierges de l’office en y lançant des noix, puis, lorsqu’on veut le chasser, grimpe sur la chaire pour bombarder l’assistance de ses fruits secs, jusqu’à chasser les fidèles de l’église ; Syméon dansant, battant des mains et des pieds, qui raille les moines et mange des lupins comme un ours.
Bilger est peut-être un saint, qui sait. Le premier saint archéologue, qui dissimule sa sainteté dans une folie impénétrable. Peut-être a-t-il connu l’illumination au désert, sur les chantiers de fouilles, face aux traces du passé qu’il tirait du sable et dont la sagesse biblique le pénétrait petit à petit jusqu’à devenir, un jour plus clair que les autres, un immense arc-en-ciel. Bilger est en tout cas le plus sincère d’entre nous ; il ne se contente pas d’une légère faille, d’insomnies, de maladies indéchiffrables comme les miennes, ni de la soif spirituelle de Sarah ; il est aujourd’hui l’explorateur de sa profonde altérité.
Sarah était aussi très friande de missionnaires, martyrisés ou non ; ils sont, disait-elle, la vague souterraine, le pendant mystique et savant de la canonnière — l’un et l’autre avancent ensemble, les soldats suivant ou précédant de peu les religieux et les orientalistes, qui parfois sont les mêmes. Parfois les trois à la fois : religieux, orientalistes et soldats, comme Alois Musil, le père dominicain Jaussen ou Louis Massignon, la sainte trinité de 1917. La première traversée du Tibet, par exemple (et j’étais content de pouvoir apprendre ce haut fait de goupillon national à Sarah) fut l’œuvre d’un jésuite autrichien de Linz, Johannes Gruber, peut-être un ancêtre de mon voisin : ce saint homme du XVI esiècle, mathématicien à ses heures, missionnaire, fut, en rentrant de Chine, le premier Européen à visiter Lhassa. Sarah, dans sa longue exploration des terres du bouddhisme, a rencontré d’autres missionnaires, d’autres orientalistes, dont elle me faisait souvent la chronique, au moins aussi passionnante que celle des espions du désert — le père Évariste Huc par exemple, dont la bonhomie d’homme du Sud (si ma mémoire est bonne il était originaire de Montauban au bord du Tarn, rose patrie d’Ingres le peintre cher au cœur des orientalistes et de Halil Pasha) enchanta un goûter viennois au fond assez tendu, assez terne, lors d’une visite de Sarah, la première après le décès de Samuel. Elle était à Darjeeling, à l’époque. D’horribles musées viennois, des souvenirs d’orientalistes, et une étrange distance que nous essayions de combler à coups de science et de discours savants. Ce séjour m’avait paru très long. Sarah m’irritait. J’étais à la fois fier de lui montrer ma vie viennoise et atrocement déçu de ne pas retrouver immédiatement l’intimité de Téhéran. Tout n’était que maladresses, impatiences, chamailleries et incompréhensions. J’aurais voulu l’emmener au musée du Belvédère ou sur les traces de mon enfance à Mariahilf, et elle ne s’intéressait qu’à des horreurs ou des centres bouddhiques. J’avais passé ces mois dans son souvenir, j’avais tant investi dans l’attente, construit un personnage imaginaire, si parfait qu’il allait, d’un coup, remplir ma vie — quel égoïsme, quand j’y pense. Je n’ai jamais pris la mesure de son deuil, de la douleur, du sentiment d’injustice que peut représenter la perte brutale d’un être si proche, malgré ses lettres :
Cher Franz, merci de ce message diplomatique, qui a réussi à me faire sourire — ce qui est plutôt difficile en ce moment. Tu me manques beaucoup. Ou plutôt tout me manque beaucoup. J’ai l’impression d’être hors du monde, je flotte dans le deuil. Il suffit que je croise le regard de ma mère pour que nous nous mettions toutes deux à pleurer. À pleurer pour la tristesse de l’autre, ce vide que nous voyons chacune sur nos visages épuisés. Paris est une tombe, des lambeaux de souvenirs. Je poursuis mes incursions dans les territoires littéraires de l’opium. Je ne sais plus très bien où j’en suis.
Je t’embrasse tristement et à bientôt,
Sarah
Franz Ritter a écrit :
Très chère Sarah,
Ah si tu savais comme c’est difficile parfois d’être à la hauteur de ses prétentions quand on n’a pas la chance d’être français, comme il est laborieux de s’élever par la seule force de son intelligence aux sommets de tes compatriotes et de comprendre leurs sublimes motivations, leurs préoccupations et leurs émois ! ! ! J’étais l’autre soir invité à dîner chez le conseiller culturel de ton grand pays, et j’ai pu mesurer tout le chemin qui restait encore à parcourir au mien avant de lui parvenir à la cheville. Le conseiller est musicien ; tu te rappelles qu’il ne manquait pas une occasion de s’entretenir avec moi de l’Opéra ou de la Philharmonie de Vienne.
Célibataire, il reçoit beaucoup, dans sa belle villa de Niavaran. J’étais très flatté de l’invitation. Venez, m’a-t-il dit, j’ai invité des amis iraniens, nous allons jouer de la musique et dîner. Sans chichis, à la fortune du pot.
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