Darjeeling, 15 juin
Très cher Franz,
Me voici donc de retour à Darjeeling après un passage éclair en Europe : Paris, deux jours pour la famille, puis Grenade, deux jours pour un colloque ennuyeux (tu sais ce que c’est) et deux jours pour rentrer, via Madrid, Delhi et Calcutta. J’aurais aimé passer par Vienne (vue d’ici l’Europe est si petite qu’on envisage facilement de la traverser sur un coup de tête) mais je n’étais pas sûre que tu sois là. Ou que tu aurais vraiment eu envie de me voir.
Chaque fois que je rentre à Darjeeling j’ai l’impression de retrouver le calme, la beauté, la paix. Les théiers dévalent les collines ; ce sont de petits arbustes aux feuilles allongées, au port arrondi, qu’on plante serrés : vus d’en haut, les champs ressemblent à une mosaïque de boutons verts et denses, de boules moussues envahissant les pentes de l’Himalaya.
La mousson va bientôt arriver, il va pleuvoir en un mois plus que chez toi en une année. Le grand nettoyage. Les montagnes vont suinter, dégouliner, dégorger ; chaque rue, chaque venelle, chaque sente va se transformer en un torrent sauvage. Les pierres, les ponts, les maisons même, parfois, sont emportés.
Je loue une petite chambre pas très loin du monastère où enseigne mon maître. La vie est simple. Je médite chez moi tôt le matin, puis je vais au monastère recevoir les enseignements ; l’après-midi je lis ou j’écris un peu, le soir à nouveau méditation, puis sommeil, et ainsi de suite. La routine me convient bien. J’essaye d’apprendre un peu de népalais et de tibétain, sans grand succès. La langue vernaculaire, ici, c’est l’anglais. Tiens, tu sais quoi ? J’ai découvert qu’Alexandra David-Néel avait été chanteuse, soprano. Et même commencé une carrière : figure-toi qu’elle a été engagée à l’opéra de Hanoi et de Haiphong… Où elle a chanté Massenet, Bizet, etc. Le programme de l’opéra de Hanoi devrait t’intéresser ! L’orientalisme en Orient, l’exotisme dans l’exotisme, c’est pour toi ! Alexandra David-Néel fut ensuite l’une des premières exploratrices du Tibet et une des premières femmes bouddhistes d’Europe. Tu vois, je pense à toi.
Un jour il faudra que nous reparlions de Téhéran, et même de Damas. Je suis consciente de ma part de responsabilité dans toute cette histoire, qu’on pourrait appeler “notre histoire”, si ce n’était pas aussi grandiloquent. J’aimerais beaucoup passer te voir à Vienne. On discuterait, un peu ; on se promènerait — j’ai encore tout un tas de musées horribles à voir. Par exemple, le musée des Pompes funèbres. Mais non, c’est une blague. Bon, c’est un peu décousu tout cela. Sans doute parce que j’aimerais énoncer des choses que je n’ose pas dire, revenir à des épisodes sur lesquels on n’aime pas revenir — je ne t’ai jamais remercié pour tes lettres à la mort de Samuel. La chaleur et la compassion que j’y ai trouvées brillent encore jusqu’à aujourd’hui. Aucun mot de réconfort ne m’a touchée comme les tiens.
Bientôt deux ans. Deux ans déjà. Les bouddhistes ne parlent pas de “conversion”, on ne se convertit pas au bouddhisme, on y prend refuge. On se réfugie auprès du Bouddha. C’est exactement ce que j’ai fait. Je me suis réfugiée ici, dans le Bouddha, dans le dharma , dans la sangha . Je vais suivre la direction que marquent ces trois boussoles. Je me sens un peu consolée. Je découvre, en moi et autour de moi, une énergie nouvelle, une force qui ne demande en rien que j’abdique ma raison, bien au contraire. Ce qui compte c’est l’expérience.
Je te vois sourire… C’est difficile à partager. Imagine que je me lève à l’aube avec plaisir, que je médite une heure avec plaisir, que j’écoute et étudie des textes très anciens et très sages qui me dévoilent le monde bien plus naturellement que tout ce que j’ai pu lire ou entendre jusqu’à présent. Leur vérité s’impose très rationnellement. Il n’y a rien à croire. Il n’est pas question de “foi”. Il n’y a plus que les êtres, perdus dans la souffrance, il n’y a plus que la conscience très simple et très complexe d’un monde où tout est lié, un monde sans substance. J’aimerais te faire découvrir tout cela, mais je sais que chacun fait ce chemin pour lui-même — ou pas.
Changeons de sujet — à Grenade j’ai entendu une intervention qui m’a passionnée, au milieu de torrents d’ennui, une étincelle de beauté dans des flots de bâillements. Il s’agissait d’un papier sur la poésie lyrique hébraïque d’Andalousie dans ses rapports avec la poésie arabe, à travers les poèmes d’Ibn Nagrila, poète combattant (il fut vizir) dont on raconte qu’il composait même sur le champ de bataille. Quelle beauté que ces vers et leurs “frères” arabes ! Encore habitée par ces chants d’amour tout à fait terrestres, descriptions de visages, de lèvres, de regards, je suis allée me promener à l’Alhambra. Il faisait très beau, et le ciel contrastait avec les murs rouges des bâtiments, la couleur bleue les encadrait, comme une image. J’ai été prise d’un sentiment étrange ; j’avais l’impression d’avoir devant moi tout le tumulte du Temps. Ibn Nagrila était mort bien avant la splendeur de l’Alhambra, et pourtant il chantait les fontaines et les jardins, les roses et le printemps — ces fleurs du Généralife ne sont plus les mêmes fleurs, les pierres des murs elles-mêmes ne sont plus les mêmes pierres ; je pensais aux détours de ma famille, de l’histoire, qui me ramenaient là où, vraisemblablement, mes lointains ancêtres avaient vécu et j’ai eu la sensation très forte que toutes les roses ne sont qu’une seule rose, toutes les vies une seule vie, que le temps est un mouvement aussi illusoire que la marée ou le parcours du soleil. Une question de point de vue. Et peut-être parce que je sortais de ce congrès d’historiens attachés à écrire patiemment le récit des existences, j’ai eu la vision de l’Europe aussi indistincte, aussi multiple, aussi diverse que ces rosiers de l’Alhambra qui plongent leurs racines, sans s’en apercevoir, si profondément dans le passé et l’avenir, au point qu’il est impossible de dire d’où ils surgissent réellement. Et cette sensation vertigineuse n’était pas désagréable, au contraire, elle me réconciliait un moment avec le monde, me dévoilait un instant la pelote de laine de la Roue.
Je t’entends rire d’ici. Mais je t’assure que c’était un moment singulier, très rare. À la fois l’expérience de la beauté et la sensation de sa vacuité. Bon, sur ces bonnes paroles je vais devoir te laisser, l’heure avance. Demain j’irai jusqu’au web café pour “poster” cette missive. Réponds-moi vite, parle-moi un peu de Vienne, de ta vie à Vienne, de tes projets…
Je t’embrasse,
Bien à toi,
Sarah
pour que je me retrouve tout à coup désarmé, surpris, aussi amoureux qu’à Téhéran, plus encore, peut-être — qu’avais-je fait pendant ces deux années, je m’étais enfoncé dans ma vie viennoise, dans l’université ; j’avais écrit des articles, poursuivi quelques recherches, publié un livre dans une obscure collection pour savants ; j’avais senti les débuts de la maladie, les premières insomnies. Prendre refuge. Voilà une belle expression. De belles pratiques. Lutter contre la souffrance, ou plutôt essayer d’échapper à ce monde, cette Roue du Destin, qui n’est que souffrance. En recevant cette lettre andalouse je me suis effondré : Téhéran me revenait en plein, les souvenirs de Damas aussi, Paris, Vienne, soudain teintés, comme un simple rayon suffit à donner sa tonalité au ciel immense du soir, de tristesse et d’amertume. Le Dr Kraus ne me trouvait pas très en forme. Maman s’inquiétait de ma maigreur et de mon apathie. J’essayais de composer, pratique (à part les jeux sur les vers de Levet à Téhéran) abandonnée depuis bien des années, d’écrire, de mettre sur le papier, ou plutôt sur l’éther de l’écran, mes souvenirs d’Iran, de trouver une musique qui leur ressemble, un chant. J’essayais vainement de découvrir, autour de moi, à l’université ou au concert, un visage neuf sur lequel poser ces sentiments encombrants et rebelles qui ne voulaient de personne d’autre que Sarah ; je finissais par fuir, comme l’autre soir avec Katharina Fuchs, ce que j’avais moi-même cherché à déclencher.
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