Fred Lyautey n’a pas eu ma patience. Lahouti s’est pendu à un orme avec un drap, dans le parc de sa clinique, en décembre 1980. Azra ne l’avait pas revu depuis près de deux ans. Une bonne âme lui a appris sa mort. Pourtant Azra n’est pas venue à la soirée d’hommage que nous avons organisée pour Lyautey à l’institut. Aucun de ces fameux poètes qui soi-disant respectaient son œuvre n’est venu, d’ailleurs. Ce fut une belle soirée, recueillie, fervente, intime. Il m’avait désigné, avec sa grandiloquence habituelle, comme son « ayant droit pour ses affaires littéraires ». J’ai brûlé tous ses papiers dans un évier, avec les miens. Tous les souvenirs de cette période. Les photos se contorsionnaient, jaunes dans les flammes ; les cahiers se consumaient, lents comme des bûches.”
Nous sommes partis. Gilbert de Morgan récitait encore de mystérieux poèmes. Il nous fit un petit geste de la main quand nous passâmes le portillon dans le mur du jardin. Il restait seul avec sa gouvernante et cette famille d’oiseaux que l’on appelle Spechte en allemand, souvent coiffés de rouge, qui niche dans les troncs d’arbres.
Dans le taxi qui nous ramenait vers le centre de Téhéran, Sarah répétait “quel pauvre type, mon Dieu, pourquoi nous raconter ça, quelle ordure”, sur un ton incrédule, comme si, au bout du compte, elle ne parvenait pas à admettre la réalité du récit de Gilbert de Morgan, pas à se convaincre que cet homme, qu’elle fréquentait depuis plus de dix ans, qui avait tant compté dans sa vie professionnelle, était en réalité un autre, un Faust qui n’aurait pas eu besoin de Méphisto pour vendre son âme au Mal et posséder Azra, un personnage dont tout le savoir se construisait sur une imposture morale d’une envergure telle qu’elle en devenait invraisemblable. Sarah ne pouvait envisager la véracité de cette histoire pour la bonne et simple raison que c’était lui-même qui la racontait. Il ne pouvait être assez fou pour s’autodétruire, et donc — c’était du moins le raisonnement de Sarah, la façon de se protéger de Sarah — il mentait. Il affabulait. Il voulait qu’on le blâme pour Dieu sait quelle obscure raison. Il endossait peut-être les horreurs d’un autre. Si elle lui en voulait et le traitait de pourriture, c’était surtout pour nous avoir aspergés de ces bassesses et de ces trahisons. Il ne peut pas avouer aussi simplement qu’il a violé et fait chanter cette fille, quand même, il ne peut pas raconter ça aussi froidement, dans son jardin, en buvant de la vodka, et je sentais sa voix hésiter. Elle était au bord des larmes, dans ce taxi qui dévalait, pied au plancher, l’autoroute Modarres, appelée autrefois, aux temps d’Azra et de Farid, l’autoroute du Roi des Rois. Je n’étais pas persuadé que Morgan mentît. Au contraire, la scène à laquelle nous venions d’assister, ce règlement de comptes avec lui-même, me paraissait d’une honnêteté extraordinaire, jusque dans ses implications historiques.
L’air du crépuscule était tiède, sec, électrique ; il sentait l’herbe brûlée des platebandes et tous les mensonges de la nature.
Finalement je crois qu’il m’était plutôt sympathique, ce Gilbert de Morgan à la longue figure. Est-ce qu’il se savait déjà malade, le jour de cette confession ? C’est probable — deux semaines plus tard il quittait l’Iran définitivement pour raisons de santé. Je ne me rappelle pas avoir fait lire ce texte à Sarah ; je devrais le lui envoyer, dans une version expurgée des commentaires la concernant. Est-ce qu’elle serait intéressée ? Elle lirait sans doute ces pages d’une autre façon. L’histoire d’amour de Farid et Azra deviendrait une parabole de l’impérialisme et de la Révolution. Sarah opposerait les caractères de Lyautey et de Morgan ; elle en tirerait une réflexion sur la question de l’altérité : Fred Lyautey la niait totalement et plongeait dans autrui, croyait devenir l’autre, et y parvenait presque, dans la folie ; Morgan cherchait à la posséder, cette altérité, à la dominer, la tirer vers lui pour se l’approprier et en jouir. Il est tout à fait déprimant de penser que Sarah est incapable de lire une histoire d’amour pour ce qu’elle est, une histoire d’amour, c’est-à-dire l’abdication de la raison dans la passion ; c’est symptomatique , dirait le bon docteur. Elle résiste. Pour Sarah l’amour n’est qu’un faisceau de contingences, au mieux le potlatch universel, au pire un jeu de domination au miroir du désir. Quelle tristesse. Elle cherche à se protéger de la douleur des affects, c’est certain. Elle veut contrôler ce qui a la possibilité de l’atteindre ; elle se défend par avance des coups qu’on pourrait lui porter. Elle s’isole.
Tous les orientalistes, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, se posent cette question de la différence, du soi, de l’autre — peu de temps après le départ de Morgan, alors que mon idole le musicologue Jean During venait d’arriver à Téhéran, nous avons eu la visite de Gianroberto Scarcia, éminent spécialiste italien de littérature persane, élève de l’immense Bausani, le père de l’iranologie italienne. Scarcia était un homme extraordinairement brillant, érudit, drôle ; il s’était intéressé, entre autres, à la littérature persane d’Europe : cette expression, littérature persane d’Europe , fascinait Sarah. Qu’on ait pu composer des poèmes classiques en persan à quelques kilomètres de Vienne jusqu’à la fin du XIX esiècle la ravissait tout autant (plus encore, peut-être) que le souvenir des poètes arabes de Sicile, des Baléares ou de Valence. Scarcia soutenait même que le dernier poète persan d’Occident, comme il l’appelait, était un Albanais qui avait composé deux romans en vers et écrit des ghazals érotiques jusque dans les années 1950, entre Tirana et Belgrade. La langue de Hafez avait continué à irriguer le vieux continent après la guerre des Balkans et même la Seconde Guerre mondiale. Ce qui était fascinant, ajoutait Scarcia avec un sourire enfantin, c’est que ces textes poursuivaient la grande tradition de la poésie classique, mais en la nourrissant de modernité — tout comme Naïm Frashëri, le chantre de la nation albanaise, ce dernier poète persan d’Occident compose aussi en albanais et même en turc et en grec. Mais à un moment bien différent : au XX esiècle l’Albanie est indépendante, et la culture turco-persane est mourante dans les Balkans. “Quelle position étrange, disait Sarah captivée, que celle d’un poète qui écrit dans une langue que personne ou presque, dans son pays, ne comprend plus, ne veut plus comprendre !” Et Scarcia, avec une étincelle de malice dans son regard si clair, ajoutait qu’il faudrait écrire une histoire de la littérature arabo-persane d’Europe pour redécouvrir ce patrimoine oublié. L’autre en soi. Scarcia eut un air triste : “Malheureusement, une grande partie de ces trésors a été détruite avec les bibliothèques de Bosnie au début des années 1990. Ces traces d’une Europe différente dérangent. Mais il reste des livres et des manuscrits à Istanbul, en Bulgarie, en Albanie et à l’université de Bratislava. Comme vous dites, chère Sarah, l’orientalisme doit être un humanisme.” Sarah ouvrit de grands yeux — Scarcia avait donc lu son article sur Ignác Goldziher, Gershom Scholem et l’orientalisme juif. Scarcia avait tout lu. Du haut de ses quatre-vingts ans, il voyait le monde avec une curiosité jamais démentie.
La construction d’une identité européenne comme sympathique puzzle de nationalismes a effacé tout ce qui ne rentrait plus dans ses cases idéologiques. Adieu différence, adieu diversité.
Un humanisme basé sur quoi ? Quel universel ? Dieu, qui se fait bien discret dans le silence de la nuit ? Entre les égorgeurs, les affameurs, les pollueurs — l’unité de la condition humaine peut-elle encore fonder quelque chose, je n’en sais rien. Le savoir, peut-être. Le savoir et la planète comme nouvel horizon. L’homme en tant que mammifère. Résidu complexe d’une évolution carbonique. Un rot. Une punaise. Il n’y a pas plus de vie dans l’homme que dans une punaise. Autant. Plus de matière, mais autant de vie. Je me plains du Dr Kraus mais ma condition est assez enviable au regard de celle d’un insecte. L’espèce humaine ne fait pas de son mieux, ces temps-ci. On a envie de se réfugier dans ses livres, ses disques et ses souvenirs d’enfance. D’éteindre la radio. Ou de se noyer dans l’opium, comme Faugier. Il était là lui aussi lors de la visite de Gianroberto Scarcia. Il revenait d’une expédition dans les bas-fonds. Ce si joyeux spécialiste de la prostitution concoctait un lexique d’argot persan, un dictionnaire des horreurs — les termes techniques de la drogue, bien sûr, mais aussi les expressions des prostitués mâles et femelles qu’il fréquentait. Faugier marchait à voile et à vapeur, comme disent les Français ; il nous racontait ses excursions, dans son franc-parler de Gavroche et j’avais souvent envie de me boucher les oreilles. Si on n’écoutait que lui, on aurait pu imaginer que Téhéran était un gigantesque lupanar pour toxicomanes — image très exagérée mais pas tout à fait dépourvue de réalité. Un jour en descendant de la place Tadjrish en taxi, le chauffeur, très âgé et dont le volant paraissait dévissé pour ne pas être sensible à ses violents tremblements, m’avait posé la question très directement, presque de but en blanc : combien coûte une pute, en Europe ? Il avait fallu qu’il répète cette phrase plusieurs fois, tant le mot, djendé , me paraissait au moins aussi difficile à prononcer qu’à comprendre : je ne l’avais jamais entendu dans la bouche de personne. J’ai dû péniblement justifier mon ignorance ; le vieil homme se refusait à croire que je n’aie jamais fréquenté de prostituées. De guerre lasse, je finis par lâcher un chiffre au hasard, qui lui sembla rocambolesque ; il se mit à rire, et à dire ah, je comprends mieux pourquoi vous n’allez pas aux putes ! À ce prix-là, il vaut mieux se marier ! Il me raconta que pas plus tard que la veille, il avait grimpé une putain dans son taxi. “Après 8 heures du soir, disait-il, les femmes seules sont souvent des putains. Celle d’hier m’a proposé ses services.”
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