Le désir d’Orient est aussi un désir charnel, une domination par le corps, un effacement de l’autre dans la jouissance : nous ne savons rien de Kutchuk Hanim, cette danseuse prostituée du Nil, à part sa puissance érotique et le nom de la danse qu’elle exécute, L’Abeille ; à part ses vêtements, ses mouvements, la matière de son con, nous en ignorons tout, ni phrase, ni sentiment — elle était sans doute la plus célèbre des almées d’Esna, ou peut-être la seule. Nous possédons pourtant un second témoignage sur Kutchuk, d’un Américain celui-là, qui visite la ville deux ans avant Flaubert et publiera ses Nile Notes of a Howadji à New York — George William Curtis y consacre deux chapitres à Kutchuk ; deux chapitres poétiques, bouffis de références mythologiques et de métaphores voluptueuses (Ô Vénus !) , le corps de la danseuse ployant comme le tuyau du narghilé et le serpent du péché originel, un corps “profond, oriental, intense et terrible”. Nous ne connaîtrons de Kutchuk que son pays d’origine, la Syrie nous dit Flaubert, la Palestine selon Curtis, et une seule parole, buono — d’après Curtis “one choice italian word she knew”. Buono , toute la sordide jouissance débarrassée des pesanteurs de la bienséance occidentale que Kutchuk a pu susciter, les pages de Salammbô et de La Tentation de saint Antoine qu’elle a inspirées, et rien de plus.
Marc Faugier s’intéresse, dans son “observation participative”, aux récits de vie, aux voix des almées et des khawals du XXI esiècle ; il interroge leurs itinéraires personnels, leurs souffrances, leurs joies ; en ce sens, il relie les passions orientalistes originelles aux aspirations des sciences sociales d’aujourd’hui, tout aussi fasciné que Flaubert par le mélange de beauté et d’horreur, par le sang de la punaise écrasée — et la douceur du corps qu’il possède.
Avant de pouvoir songer au beau, il fallait se plonger dans la plus profonde horreur et l’avoir parcourue tout entière, disait Sarah — Téhéran sentait de plus en plus la violence et la mort, entre l’agression de Faugier, la maladie de Morgan, les pendaisons et le deuil perpétuel de l’imam Hossein. Heureusement, il y avait la musique, la tradition, les instrumentistes iraniens que je rencontrais grâce à Jean During, digne successeur de la grande école orientaliste de Strasbourg — au sein de l’Islam rigoriste et puritain brillent encore les feux de la musique, des lettres et de la mystique, de l’humour et de la vie. Pour chaque pendu, mille concerts, mille poèmes ; pour chaque tête coupée mille séances de zikr et mille éclats de rire. Si seulement nos journalistes voulaient bien s’intéresser à autre chose qu’à la douleur et la mort — il est 5 h 30 du matin, c’est le silence de la nuit ; l’écran est un monde en soi, un monde où il n’y a plus ni temps, ni espace. Ishq, hawa, hubb, mahabba , les mots arabes de la passion, de l’amour des humains et de Dieu, qui est le même. Le cœur de Sarah, divin ; le corps de Sarah, divin ; les mots de Sarah, divins. Iseult, Tristan. Tristan, Iseult. Iseult, Tristan. Les philtres. L’Unité. Azra et Farid à la tragique fortune, les êtres écrasés sous la Roue du Destin. Où se trouve la lumière de Sohrawardi, quel Orient montrera la boussole, quel archange vêtu de pourpre viendra nous ouvrir le cœur sur l’amour ? Eros, philia ou agapé , quel ivrogne grec en sandales viendra de nouveau, accompagné d’une joueuse de flûte, le front ceint de violettes, nous rappeler la folie de l’amour ? Khomeiny a écrit des poèmes d’amour. Des poèmes où il est question de vin, d’ivresse, de l’Amant pleurant l’Aimé, de roses, de rossignols transmettant des messages d’amour. Pour lui le martyre était un message d’amour. La souffrance une douce brise. La mort un coquelicot. C’est dire. J’ai l’impression que de nos jours seul Khomeiny parle d’amour. Adieu la compassion, vive la mort.
J’étais jaloux de Faugier sans raison, je sais bien qu’il souffrait, qu’il souffrait le martyre, qu’il fuyait, qu’il avait fui, qu’il s’était fui lui-même depuis bien longtemps, jusqu’à finir à Téhéran sur un tapis, recroquevillé, les genoux sous le menton, convulsif ; ses tatouages, racontait Sarah, se mêlaient aux ecchymoses pour former des dessins mystérieux ; il était à demi nu, il respirait mal, disait-elle, il gardait les yeux ouverts et fixes, je l’ai bercé comme un enfant, ajoutait Sarah terrifiée, j’ai été obligée de le bercer comme un enfant, au milieu de la nuit sur le jardin de l’éternel printemps dont les fleurs rouges et bleues devenaient effrayantes dans la pénombre — Faugier se débattait entre l’angoisse et le manque, l’angoisse amplifiait le manque et le manque l’angoisse, et ces deux monstres l’assaillaient dans la nuit. Des géants, des créatures fantastiques le torturaient. La peur, la détresse dans la solitude absolue du corps. Sarah le consolait. Elle disait être restée jusqu’à l’aube auprès de lui ; au petit jour, il s’endormit, la main dans la sienne, toujours sur le tapis où la crise l’avait jeté. La dépendance de Faugier (à l’opium puis, plus tard, comme il l’avait prédit lui-même, à l’héroïne) se doublait d’une autre addiction, au moins aussi forte, à cet autre oubli qu’est le sexe, le plaisir charnel et le rêve oriental ; son chemin vers l’est s’arrêtait là, sur ce tapis, à Téhéran, dans sa propre impasse, dans cette aporie, entre soi et autre, qu’est l’identité.
“Le sommeil est bon, la mort meilleure”, dit Heinrich Heine dans son poème Morphine , “peut-être meilleur encore serait ne jamais être né”. Je me demande si quelqu’un tenait la main de Heine dans ses longs mois de souffrance, quelqu’un qui ne fût pas le frère Sommeil à la couronne de pavot, celui qui caresse doucement le front du malade et délivre son âme de toute douleur — et moi, vivrai-je mon agonie seul dans ma chambre ou à l’hôpital, il ne faut pas penser à cela, détournons le regard de la maladie et de la mort, comme Goethe, qui a toujours évité les agonisants, les cadavres et les enterrements : le voyageur de Weimar s’arrange chaque fois pour échapper au spectacle du décès, échapper à la contagion de la mort ; il s’imagine un ginkgo, cet arbre d’Extrême-Orient, immortel, l’ancêtre de tous les arbres, dont la feuille bilobée représente si magnifiquement l’Union dans l’amour qu’il en a envoyé une, séchée, à Marianne Willemer — “Ne sens-tu pas, à mes chants, que je suis Un et double ?” La jolie Viennoise (joues rebondies, formes généreuses) a trente ans, Goethe soixante-cinq. Pour Goethe, l’Orient est à l’opposé de la mort ; regarder vers l’est, c’est détourner les yeux de la Faux. Fuir. Dans la poésie de Saadi et de Hafez, dans le Coran, dans l’Inde lointaine ; le Wanderer marche vers la vie. Vers l’Orient, la jeunesse et Marianne, contre la vieillesse et son épouse Christiane. Goethe devient Hatem, et Marianne Suleika. Christiane mourra seule à Weimar, Goethe ne lui tiendra pas la main, Goethe n’assistera pas à son enterrement. Est-ce que je me détourne, moi aussi, de l’inévitable en m’obsédant pour Sarah, en fouillant dans la mémoire de cet ordinateur pour retrouver sa lettre de Weimar,
Très cher François-Joseph,
C’est assez étrange de se trouver en Allemagne, dans cette langue, si proche de toi, sans pour autant que tu sois là. Je ne sais pas si tu as déjà fait le voyage de Weimar ; je suppose que oui, Goethe, Liszt et même Wagner, j’imagine que ça a dû t’attirer. Je me rappelle que tu as étudié un an à Tübingen — pas très loin d’ici me semble-t-il. Je suis en Thuringe depuis deux jours : neige, neige, neige. Et froid glacial. Tu te demandes ce que je fais ici — un colloque, bien sûr. Un colloque comparatiste sur la littérature de voyage au XIX e siècle. Sommités. Rencontré Sarga Moussa, grand spécialiste des visions de l’Orient au XIX e . Magnifique contribution sur le voyage et la mémoire. Un peu jalouse de son savoir, d’autant plus qu’il parle parfaitement allemand, comme la plupart des invités. J’ai présenté pour la nième fois un papier sur les voyages de Faris Chidiac en Europe, dans une version différente, certes, mais j’ai toujours la sensation de rabâcher. La rançon de la gloire.
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