Elle se représentait — bien mieux que moi il faut l’admettre — les tourments de ces aventuriers portugais qui avaient bravé le cap des Tempêtes et le géant Adamastor, “roi des vagues profondes” dans l’opéra de Meyerbeer, pour coloniser ce rocher tout rond, les perles du Golfe, les épices et les soieries de l’Inde. Afonso de Albuquerque était, m’apprit Sarah, l’artisan de la politique du roi du Portugal dom Manuel, politique bien plus ambitieuse que ne pouvait le laisser deviner la modestie de ses ruines : en s’établissant dans le Golfe, en prenant à revers les mamelouks d’Égypte dont ils avaient déjà défait la flotte de la mer Rouge, les Portugais souhaitaient non seulement établir un faisceau de ports de commerce de Malacca jusqu’en Égypte, mais aussi, dans une dernière croisade, libérer Jérusalem des infidèles. Ce rêve portugais était encore à demi méditerranéen ; il correspondait à ce mouvement de basculement où la Méditerranée cesse peu à peu d’être l’unique enjeu politique et économique des puissances maritimes. Les Portugais de la fin du XV esiècle rêvaient à la fois des Indes et du Levant, ils étaient (du moins dom Manuel et son aventurier Albuquerque) entre deux eaux, entre deux rêves et deux époques. Au début du XVI e, Hormuz était impossible à tenir sans un appui sur le continent, que ce soit côté perse comme aujourd’hui, ou côté omanais comme à l’époque de ce sultanat d’Hormuz auquel mit fin, avec ses canons et ses vingt-cinq navires, Afonso de Albuquerque gouverneur des Indes.
Je pensais quant à moi que la saudade est, comme son nom l’indique, un sentiment aussi très arabe et très iranien, et que ces jeunes Pasdars sur leur île, pour peu qu’ils soient originaires de Shiraz ou de Téhéran et ne rentrent pas chez eux tous les soirs, devaient se réciter des poèmes autour d’un feu de camp pour tromper leur tristesse — pas des vers de Camões, c’est certain, comme Sarah juchée sur le canon rouillé. Nous nous assîmes dans le sable à l’ombre d’un vieux muret, face à la mer, chacun dans sa saudade : moi saudade de Sarah, trop proche pour que je n’aie pas le désir de m’enfouir dans ses bras, et elle saudade de l’ombre triste de Badr Shakir Sayyab qui se reflétait sur le Golfe, loin vers le nord, entre Koweït et Bassora. Le poète à la longue figure était passé en Iran en 1952, sans doute à Abadan et Ahvaz, pour fuir la répression en Irak, sans que l’on ne sache quoi que ce soit de son parcours iranien. “Je crie vers le Golfe / Ô Golfe, tu offres la perle, la coquille et la mort / et l’écho revient, comme un sanglot / Tu offres la perle, la coquille et la mort”, ces vers que je ressasse moi aussi me reviennent comme un écho, le Chant de la pluie de l’Irakien chassé de l’enfance et du village de Jaykour par la mort de sa mère, lancé dans le monde et la douleur, un exil infini, comme cette île du golfe Persique jonchée de coquillages morts. Il y avait dans son œuvre des échos de T. S. Eliot, qu’il avait traduit en arabe ; il s’était rendu en Angleterre, où il avait terriblement souffert de la solitude, d’après ses lettres et ses textes — il avait fait l’expérience de l’ Unreal City , était devenu une ombre parmi les ombres du London Bridge. “Here, said she, is your card, the drowned Phoenician Sailor. (Those are pearls that were his eyes, look !)” La naissance, la mort, la résurrection, la terre en jachère, aussi stérile que la plaine d’huile du Golfe. Sarah fredonnait mon lied sur les vers du Chant de la pluie , lent et grave, aussi funèbre que prétentieux, là où Sayyab avait été modeste jusqu’au bout. Heureusement que j’ai arrêté de composer des mélodies, il me manquait l’humilité de Gabriel Fabre, sa compassion. Sa passion, sans doute aussi.
Nous avons récité des vers de Sayyab et d’Eliot devant le vieux fort portugais jusqu’à ce que deux chèvres viennent nous tirer de notre contemplation, des chèvres au poil d’un brun-rouge, accompagnées d’une petite fille au regard brillant de curiosité ; les chèvres étaient douces, sentaient très fort, elles ont commencé à nous bousculer du museau, doucement mais fermement : cette attaque homérique mit fin à notre intimité, l’enfant et ses animaux ayant visiblement décidé de passer l’après-midi avec nous. Elles poussèrent l’obséquiosité jusqu’à nous raccompagner (sans rien dire, sans répondre à aucune de nos questions) à l’embarcadère d’où repartaient les canots pour Bandar Abbas : Sarah trouvait comique cette fillette qui ne se laissait pas approcher et, contrairement aux caprinés, fuyait dès qu’on tendait la main vers elle, mais revenait à un ou deux mètres de nous quelques secondes plus tard, moi plutôt effrayante, surtout pour son mutisme incompréhensible.
Les Pasdars de l’embarcadère n’ont pas eu l’air le moins du monde troublés par cette môme qui nous collait aux basques avec ses biquettes. Sarah s’est retournée pour saluer l’enfant de la main, sans déclencher aucune réaction de sa part, pas même un geste. Nous avons discuté longtemps pour comprendre la raison d’un comportement aussi sauvage ; je soutenais que la gosse (dix-douze ans tout au plus) devait être dérangée, ou sourde, peut-être ; Sarah la croyait juste timide : c’est sans doute la première fois qu’elle entend parler une langue étrangère, disait-elle, ce qui me paraissait improbable. Quoi qu’il en soit, cette étrange apparition fut, avec les militaires, les seuls habitants que nous aperçûmes de l’île d’Hormuz. Le pilote du retour n’était pas celui de l’aller, mais son embarcation et sa technique nautique étaient exactement les mêmes — à ceci près qu’il nous débarqua sur la plage, relevant son moteur et échouant son bateau sur le fond sableux, à quelques mètres du bord. Nous eûmes donc la chance de pouvoir tremper nos pieds dans l’eau du golfe Persique et vérifier deux choses : l’une, c’est que les Iraniens sont moins stricts qu’on pourrait le penser, et qu’aucun policier caché sous un galet ne se précipita sur Sarah pour lui ordonner de dissimuler ses chevilles (partie pourtant tout à fait érotique du corps féminin, d’après les censeurs) et baisser ses bas de pantalons ; l’autre, plus triste, est que si j’avais douté un seul instant de la présence d’hydrocarbures dans la région, je pouvais être tout à fait rassuré : j’avais la plante d’un pied maculée de taches épaisses et collantes qui malgré des soins acharnés dans la douche de l’hôtel me laissèrent longtemps une auréole marronnasse sur la peau et les orteils : je regrettai vivement les détergents spécialisés de Maman, les petits flacons du Doktor je ne sais quoi, dont j’imagine, à tort sans doute, que l’efficacité est due à des années d’expériences inavouables pour détacher des uniformes nazis, difficiles à ravoir, comme dit Maman des nappes blanches.
À propos de chèvres et de chiffons il faut absolument que je donne cette robe de chambre à raccourcir, je vais finir par me péter la gueule et m’assommer contre un coin de meuble, adieu Franz, adieu, finalement le Moyen-Orient aura eu raison de toi, mais pas du tout un terrifiant parasite, des vers qui dévorent les yeux de l’intérieur ou un empoisonnement par la peau des pieds, mais juste un manteau bédouin trop long, la revanche du désert — on devine l’entrefilet dans la presse, “Tué par son horrible goût vestimentaire : l’universitaire fou se déguisait en Omar Sharif dans Lawrence d’Arabie ”. En Omar Sharif ou plutôt en Anthony Quinn, l’Auda Abou Tayya du film — Auda le fier Bédouin des Howeitats, tribu de guerriers courageux qui prirent Akaba aux Ottomans avec Lawrence en 1917, Auda l’homme farouche des plaisirs de la guerre, le guide obligé de tous les orientalistes au désert : il accompagna aussi bien Alois Musil le Morave que Lawrence l’Anglais ou le père Antonin Jaussen l’Ardéchois. Ce père dominicain formé à Jérusalem rencontra aussi les deux précédents, qui devinrent ainsi les trois mousquetaires de l’orientalisme, avec Auda Abou Tayya comme d’Artagnan. Deux prêtres, un aventurier et un combattant bédouin grand sabreur de Turcs — malheureusement les hasards de la politique internationale voulurent que Musil combattît dans le camp opposé à celui de Jaussen et Lawrence ; Auda, quant à lui, commença la Grande Guerre avec l’un et la termina allié aux deux autres, quand Faysal, fils du chérif Hussein de La Mecque, réussit à le convaincre de mettre ses valeureux cavaliers au service de la Révolte arabe.
Читать дальше