Il n’est point douteux par ailleurs que Jaussen, si son pays lui avait demandé son avis, eût préféré se ranger du côté du prêtre explorateur autrichien, avec qui il aurait pris plaisir à deviser, au cours des longues expéditions à chameau dans le pierrier du Châm, de théologie et d’antiquités arabes, plutôt que du côté du Britannique efflanqué, dont l’étrange mystique exhalait d’affreux relents de paganisme et le gouvernement des remugles de sourde trahison. Antonin Jaussen et Alois Musil furent donc contraints par les événements (contraints relativement : tous deux, alors qu’ils étaient protégés des militaires par leurs bures, se portèrent volontaires) à s’affronter pour la domination de l’Orient arabe et plus précisément de ces tribus guerrières entre badiyé syrienne et Hedjaz familières des razzias et des guerres de clans. Auda alias Anthony Quinn n’en voulait ni à l’un, ni à l’autre ; c’était un homme pragmatique qui appréciait surtout les batailles, les armes et la poésie belliqueuse des temps anciens. On raconte que son corps était couvert des cicatrices de ses blessures, ce qui excitait la curiosité des femmes à son endroit ; d’après la légende il se maria une bonne vingtaine de fois, et eut de très nombreux enfants.
Tiens, j’ai oublié d’éteindre la chaîne hi-fi. Je ne me suis toujours pas acheté ce casque infrarouge qui permet d’écouter de la musique sans être attaché par un fil. Je pourrais me promener jusqu’à la cuisine avec Reza Shadjarian ou Franz Schubert dans les oreilles. Quand j’allume la bouilloire, l’ampoule du plafonnier vacille toujours un peu. Les choses sont liées. La bouilloire est en communication avec le plafonnier, même si, en théorie, les deux objets n’ont rien à voir. L’ordinateur portable bâille sur la table, à demi ouvert, comme une grenouille d’argent. Où ai-je donc rangé ces sachets d’infusion ? J’écouterais bien un peu de musique iranienne, du tar , du tar et du zarb . La radio, l’ami des insomniaques. Il n’y a que des insomniaques pour écouter Die Ö1 Klassiknacht dans leur cuisine. Schumann. Je mettrais ma main à couper que c’est Schumann, trio à cordes. Impossible de se tromper.
Ah, voilà. Samsara Chai ou Red Love — décidément, on n’en sort pas. Qu’est-ce qui m’a pris d’acheter ces trucs. Samsara Chai doit être du thé, en plus. Bon bon bon, un petit coup de Red Love . Pétales de roses, framboises séchées, fleurs d’hibiscus, d’après l’emballage. Pourquoi n’ai-je pas de camomille dans mes tiroirs ? Ou de verveine, voire de mélisse ? L’herboristerie du coin de la rue a fermé il y a cinq ou six ans, une dame très sympathique, elle m’appréciait beaucoup, j’étais son seul client semblait-il ; il faut dire que l’âge de sa boutique n’était pas assez vénérable pour inspirer confiance, c’était juste un horrible magasin des années 1970, sans aucun charme dans le délabrement ni rien de particulier sur les étagères en formica. Depuis je suis contraint à acheter Samsara Love ou Dieu sait quoi au supermarché.
Eh oui, Schumann, je le savais. Mon Dieu il est 3 heures du matin. Les informations sont toujours déprimantes, malgré la voix plutôt rassurante (grâce à sa mollesse) du locuteur. Un otage décapité en Syrie, dans le désert, par un bourreau à l’accent londonien. On imagine toute une mise en scène pour effrayer le spectateur occidental, le sacrificateur masqué de noir, l’otage agenouillé, la tête penchée — ces atroces vidéos d’égorgements sont à la mode depuis une dizaine d’années, depuis la mort de Daniel Pearl à Karachi en 2002, et même avant peut-être, en Bosnie et en Tchétchénie, combien ensuite ont été exécutés de la même manière, des dizaines, des centaines de personnes, en Irak et ailleurs : on se demande pourquoi ce mode d’exécution, l’égorgement jusqu’à décollation au couteau de cuisine, peut-être ignorent-ils la puissance du sabre ou de la hache. Au moins les Saoudiens, qui décapitent des myriades de pauvres diables chaque année, le font avec tout le poids de la tradition, pour ainsi dire — au sabre, qu’on imagine manié par un géant : l’exécuteur abat d’un seul coup l’arme sur la nuque du condamné, brisant immédiatement ses cervicales et (mais c’est finalement accessoire) séparant la tête des épaules, comme au temps des sultans. Les Mille et Une Nuits sont remplies de décapitations, selon le même modus operandi , le sabre sur la nuque ; dans les romans de chevalerie aussi, on décapite “à tour de bras”, comme disent les Français, à l’épée ou à la hache, la tête placée sur un billot ainsi Milady, la femme d’Athos dans Les Trois Mousquetaires , c’était me souvient-il un privilège de la noblesse, d’être décapité au lieu d’être écartelé, brûlé ou étranglé — la Révolution française mettra bon ordre à cela, en inventant la guillotine ; en Autriche nous avions notre gibet, proche du garrot espagnol, étranglement tout à fait manuel. Bien sûr il y avait un exemple de ce gibet au musée du Crime, Sarah avait pu découvrir son fonctionnement et la personnalité du bourreau le plus célèbre de l’histoire de l’Autriche, Josef Lang, grâce à cette extraordinaire photographie datant des années 1910 où on le voit, chapeau melon sur la tête, moustache, nœud papillon, un grand sourire aux lèvres, juché sur son escabeau derrière le cadavre d’un homme proprement exécuté, pendant, mort, bien étranglé, et autour de lui les assistants, tout aussi souriants. Sarah observa ce cliché et soupira “Le sourire du travailleur devant le travail bien fait”, montrant qu’elle avait parfaitement compris la psychologie de Josef Lang, pauvre type atrocement normal, bon père de famille qui se vantait de vous faire mourir en expert, “dans des sensations agréables”. “Quelle passion pour la mort, tout de même, que celle de tes concitoyens”, disait Sarah. Pour les souvenirs macabres. Et même les têtes des morts — il y a quelques années tous les journaux de Vienne parlaient de l’enterrement d’un crâne, le crâne de Kara Mustapha, rien de moins. Le grand vizir qui avait dirigé le second siège de Vienne en 1683 et perdu la bataille avait été étranglé, sur ordre du sultan, à Belgrade où il s’était replié — je me revois raconter à Sarah incrédule qu’après le cordon de soie Kara Mustapha fut décapité post mortem , que la peau de son visage fut ensuite ôtée pour être envoyée à Istanbul comme preuve de sa mort, et son crâne enterré (avec le reste de ses ossements, on suppose) à Belgrade. Où les Habsbourgeois le découvrirent, dans la tombe correspondante, cinq ans plus tard, en occupant la ville. Le crâne de Kara Mustapha, Mustapha le Noir, fut offert à je ne sais quel prélat viennois, qui l’offrit lui-même à l’Arsenal, puis au musée de la Ville, où il fut exposé des années durant, jusqu’à ce qu’un conservateur scrupuleux pensât que cette vieillerie morbide n’avait plus sa place parmi les illustres collections d’histoire de Vienne, et décidât de s’en défaire. Le crâne de Kara Mustapha, dont la tente était plantée à deux pas d’ici, à quelques centaines de mètres du glacis, vers le Danube, ne pouvant aller à la poubelle, on lui trouva une sépulture dans une niche anonyme. Est-ce que cette relique de Turc avait quelque chose à voir avec la mode des têtes de Turcs moustachus qui ornent les frontons de notre belle ville ? Voilà une question pour Sarah, je suis sûr qu’elle est incollable sur la décapitation, les Turcs, leurs têtes, les otages et même le poignard du bourreau — là-bas au Sarawak elle doit entendre les mêmes nouvelles que nous, le même journal parlé, ou peut-être pas, qui sait. Au Sarawak il est peut-être question des dernières décisions du sultan de Brunei et pas du tout des assassins masqués de l’Islam de farce macabre au drapeau noir. C’est une histoire si européenne, finalement. Des victimes européennes, des bourreaux à l’accent londonien. Un islam radical nouveau et violent, né en Europe et aux États-Unis, des bombes occidentales, et les seules victimes qui comptent sont en fin de compte des Européens. Pauvres Syriens. Leur destin intéresse bien peu nos médias, en réalité. Le terrifiant nationalisme des cadavres. Auda Abou Tayya le fier guerrier de Lawrence et Musil se battrait sans doute aujourd’hui avec l’État islamique, nouveau djihad mondial après bien d’autres — qui a eu l’idée le premier, Napoléon en Égypte ou Max von Oppenheim en 1914 ? Max von Oppenheim l’archéologue de Cologne est déjà âgé au moment du déclenchement des hostilités, il a déjà découvert Tell Halaf ; comme beaucoup d’orientalistes et d’arabisants de l’époque il rejoint la Nachrichtenstelle für Orient, office berlinois censé regrouper les renseignements d’intérêt militaire en provenance de l’Est. Oppenheim est un habitué des cercles du pouvoir ; c’est lui qui a convaincu Guillaume II d’effectuer son voyage officiel en Orient et le pèlerinage de Jérusalem ; il croit au pouvoir du panislamisme, dont il s’est entretenu avec Abdülhamid le Sultan Rouge soi-même. Cent ans après, les orientalistes allemands étaient plus au fait des réalités orientales que les arabisants de Bonaparte, qui tentèrent les premiers, sans grand succès, de faire passer le petit Corse pour le libérateur des Arabes du joug turc. La première expédition coloniale européenne au Proche-Orient fut un beau fiasco militaire. Napoléon Bonaparte ne connut pas le succès escompté comme sauveur de l’Islam et concéda une très cuisante défaite aux perfides Britanniques — décimés par la peste, la vermine et les boulets anglais, les derniers lambeaux de la glorieuse armée de Valmy durent être abandonnés sur place, les seules disciplines bénéficiant un tant soit peu de l’aventure étant, par ordre d’importance, la médecine militaire, l’égyptologie et la linguistique sémitique. Est-ce que les Allemands et les Autrichiens ont pensé à Napoléon en lançant leur appel au djihad global en 1914 ? L’idée (soumise par Oppenheim l’archéologue) était d’appeler à la désobéissance des musulmans du monde, des tabors marocains, des tirailleurs algériens et sénégalais, des musulmans indiens, des Caucasiens et des Turkmènes que la Triple Entente envoyait se battre sur le Front européen et de désorganiser par des émeutes ou des actions de guérilla les colonies musulmanes anglaises, françaises et russes. L’idée plut aux Autrichiens et aux Ottomans, et le djihad fut proclamé en arabe au nom du sultan-calife à Istanbul le 14 novembre 1914 dans la mosquée de Mehmet le Conquérant, sans doute pour donner tout le poids symbolique possible à cette fatwa du reste assez complexe, puisqu’elle n’appelait pas à la guerre sainte contre tous les infidèles et excluait des impies les Allemands, les Autrichiens et les représentants des pays neutres. Je vois se dessiner un troisième tome à l’ouvrage qui me vaudra la gloire :
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