Plutôt qu’au thé, aux fruits confits ou aux bananes, il soigna sa chiasse à l’opium, ce qui finit par donner des résultats spectaculaires : il me rejoignit, quelques semaines plus tard, du côté obscur de la défécation, celui des constipés chroniques.
Nos maux d’orientalistes n’étaient bien sûr que de petits désagréments comparés à ceux de nos illustres prédécesseurs, aux bilharzioses, aux trachomes et autres ophtalmies de l’armée d’Égypte, à la malaria, à la peste et au choléra des temps anciens — l’ostéosarcome de Rimbaud n’a a priori rien d’exotique et aurait tout aussi bien pu l’affecter à Charleville, même si le poète aventurier l’attribue aux fatigues du climat, aux longues marches à pied et à cheval. La descente de Rimbaud malade vers Zeilah et le golfe d’Aden fut autrement plus pénible que celle de Faugier vers la Caspienne, “seize nègres porteurs” pour sa civière, trois cents kilomètres de désert des monts du Harar à la côte, dans d’horribles souffrances, en douze jours, douze jours de martyre qui le laissent complètement épuisé à son arrivée à Aden, à tel point que le médecin de l’Hôpital européen décide de lui couper immédiatement la jambe, avant de revenir sur sa décision et préférer qu’Arthur Rimbaud aille se faire amputer ailleurs : Rimbald le marin, comme le surnommait son ami Germain Nouveau, attrape un vapeur à destination de Marseille, l’ Amazone , le 9 mai 1891. De l’explorateur du Harar et du Choa, cet “homme aux semelles de vent”, Sarah récitait des passages entiers –
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !
Et tous écoutaient, dans ces profonds fauteuils iraniens où Henry Corbin lui-même avait devisé avec d’autres sommités de la lumière orientale et de Sohrawardi ; on observait Sarah se transformer en Bateau, en pythie rimbaldienne –
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Ses yeux brillaient, son sourire devenait encore plus éclatant ; elle luisait, elle resplendissait de poésie, ce qui effrayait un peu les scientifiques présents. Faugier riait en disant qu’il fallait “museler la muse en elle” et la mettait gentiment en garde contre ces “assauts de romantisme”, ce qui la faisait à son tour rire aux éclats. Nombreux pourtant étaient les orientalistes européens dont la vocation devait beaucoup aux rêves de la vie coloniale : ventilateurs aux pales de bois exotiques, boissons fortes, passions autochtones et amours ancillaires. Ces douces illusions paraissent plus présentes chez les Français et les Anglais que chez les autres peuples de l’orientalisme ; les Allemands, dans l’ensemble, avaient des songes bibliques et archéologiques ; les Espagnols, des chimères ibériques, d’Andalousie musulmane et de Gitans célestes ; les Hollandais, des visions d’épices, de poivriers, de camphriers et de navires dans la tempête, au large du cap de Bonne-Espérance. Sarah et son maître et directeur de l’institut, Gilbert de Morgan, étaient en ce sens tout à fait français : ils se passionnaient non seulement pour les poètes persans, mais aussi pour ceux que l’Orient en général avait inspirés, les Byron, Nerval, Rimbaud, et ceux qui avaient cherché, comme Pessoa à travers Álvaro de Campos, un “Orient à l’orient de l’Orient”.
Un Orient extrême au-delà des flammes de l’Orient moyen, on se prend à penser qu’autrefois l’Empire ottoman était “l’homme malade de l’Europe” : aujourd’hui l’Europe est son propre homme malade, vieilli, un corps abandonné, pendu à son gibet, qui s’observe pourrir en croyant que Paris sera toujours Paris , dans une trentaine de langues différentes, y compris le portugais. “L’Europe est un gisant qui repose sur ses coudes”, écrit Fernando Pessoa dans Message , ces œuvres poétiques complètes sont un oracle, un sombre oracle de la mélancolie. En Iran on croise dans les rues des mendiants armés d’oiseaux, ils attendent le passant pour lui prédire l’avenir : contre un petit billet le volatile (perruche jaune ou verte, le plus rusé des oiseaux) désigne de son bec un papier plié ou roulé qu’on vous tend, un vers de Hafez y est inscrit, on nomme cette pratique fâl-e Hafez , l’oracle de Hafez : je vais essayer l’oracle de Pessoa, voir ce que me réserve le Portugais champion du monde de l’inquiétude.
Quelques pages après l’ Opiarium , on laisse glisser le doigt au hasard en fermant les yeux, puis on les rouvre : “Grands sont les déserts et tout est désert”, ça alors, de nouveau le désert, au hasard page 428, au hasard toujours Álvaro de Campos, on se prend alors à rêver quelque temps que tout est effectivement lié, que chaque mot, chaque geste est relié à tous les mots et tous les gestes. Tous les déserts le désert, “J’allume une cigarette pour remettre à plus tard le voyage / Pour remettre à plus tard tous les voyages / Pour remettre à plus tard l’univers en entier”.
Il y a tout l’univers dans une bibliothèque, aucun besoin d’en sortir : à quoi bon quitter la Tour, disait Hölderlin, la fin du monde a déjà eu lieu, aucune raison d’aller en faire l’expérience soi-même ; on s’attarde, l’ongle entre deux pages (si douces, si crème) où Álvaro de Campos, le dandy ingénieur, devient plus vrai que Pessoa son double de chair. Grands sont les déserts et tout est désert. Il y a un Orient portugais comme chaque langue de l’Europe a un Orient, un Orient en elles et un Orient au-dehors — on aurait envie, comme on saute, en Iran, le dernier mercredi de l’année, par-dessus un feu de camp pour se porter bonheur, de sauter les flammes de Palestine, de Syrie et d’Irak, les flammes du Levant, pour atterrir à pieds joints dans le Golfe ou en Iran. L’Orient portugais commence à Socotra et à Hormuz, étapes sur la route des Indes, îles prises par Afonso de Albuquerque le Conquérant au début du XVI esiècle. On est toujours devant sa bibliothèque, son Pessoa à la main ; on est debout à la proue d’un navire assoiffé — un navire de regrets, assoiffé de naufrages, une fois le cap de Bonne-Espérance passé rien ne l’arrête plus : les vaisseaux de l’Europe remontent vers le nord, Portugais en tête. L’Arabie ! Le Golfe ! Le golfe Persique est la traînée de bave du crapaud mésopotamien, sueur chaude, lisse, à peine troublée sur ses bords par les mottes de pétrole, noires et collantes, les bouses des tankers, ces ruminants de la mer. On tangue ; on se rattrape à un livre épais, à un montant de bois, on s’est pris les pieds dans un cordage — non, dans sa robe de chambre, vieille cape de corsaire, emberlificotée autour du lutrin. On contemple ses trésors sur ses étagères, trésors oubliés, enfouis sous la poussière, un chameau de bois, un talisman d’argent syrien gravé de symboles antiques (on pense se rappeler que cette amulette illisible avait pour fonction de calmer, peut-être même de guérir, autrefois, les fous dangereux), une miniature sur bois, petit diptyque aux charnières de cuivre verdi, représentant un arbre, un faon et deux amants, sans que l’on sache exactement à quel roman d’amour appartient cette scène champêtre achetée chez un des antiquaires de l’avenue Manoutchehri de Téhéran. On s’imagine retourner à Darakeh ou à Darband, haut dans les montagnes au nord de la ville, excursion du vendredi, au bord d’un ruisseau à l’écart de la foule, en pleine nature, sous un arbre, avec une jeune femme au foulard gris, au manteau bleu, entourés de coquelicots, fleur du martyre qui aime ces pierriers, ces ravines et y ressème chaque printemps ses graines minuscules — le bruit de l’eau, le vent, les parfums d’épices, de charbon, un groupe de jeunes gens proches mais invisibles, en contrebas dans la combe, dont seuls parviennent les rires et les odeurs de repas ; on reste là, à l’ombre épineuse d’un grenadier géant, à jeter des cailloux dans l’eau, à manger des cerises et des prunes confites en espérant, en espérant quoi ? Un chevreuil, un ibex, un lynx, il n’en vient aucun ; personne ne passe à part un vieux derviche à l’étrange chapeau, tout droit sorti du Masnavi de Roumi, qui monte vers on ne sait quels sommets, quels refuges, sa flûte de roseau en bandoulière, son bâton à la main. On le salue en disant “Yâ Ali !” un peu effrayé par ce présage, l’irruption du spirituel dans une scène qu’on voudrait des plus temporelles au contraire, amoureuse. “Écoute la flûte, comme elle raconte des histoires, elle se plaint de la séparation, lorsqu’on l’a coupée, dans la roselière ; ses pleurs attristent hommes et femmes.” Existe-t-il une traduction complète du Masnavi de Roumi en allemand ? Ou en français ? Vingt-six mille rimes, treize mille vers. Un des monuments de la littérature universelle. Une somme de poésie et de sagesse mystique, des centaines d’anecdotes, de récits, de personnages. Rückert n’a malheureusement traduit que quelques ghazals, il ne s’est pas attaqué au Masnavi . Rückert est de toute façon si mal édité de nos jours. On trouve soit de grêles anthologies contemporaines bon marché, soit des éditions de la fin du XIX eou du début du XX esiècle, sans notes, sans commentaires, bourrées de fautes ; l’édition scientifique est en cours, semble-t-il, “l’édition de Schweinfurt” (“Bel endroit, horrible nom”, disait le poète), lente, en dix ou douze volumes, introuvable, hors de prix — un luxe pour bibliothèques universitaires. Pourquoi n’y a-t-il pas de Pléiade en Allemagne ou en Autriche ? Voilà une invention que l’on pourrait envier à la France, ces doux recueils à la souple couverture de cuir si soigneusement édités, avec des introductions, des appendices, commentés par des savants, où l’on trouve l’ensemble de la littérature française et étrangère. Rien à voir avec les luxueux volumes du Deutscher Klassiker Verlag, beaucoup moins populaires, qu’on ne doit pas souvent offrir à Noël. Si Friedrich Rückert était français, il serait dans la Pléiade — il y a bien trois volumes de Gobineau, l’orientaliste racialiste spécialiste de l’Iran. La Pléiade est bien plus qu’une collection, c’est une affaire d’État. L’entrée d’un tel ou un tel sous la protection du rhodoïd et du cuir de couleur déchaîne les passions. Le comble pour un écrivain étant bien sûr d’y entrer de son vivant — profiter de son tombeau, faire l’expérience (qu’on suppose agréable) de la gloire posthume sans encore engraisser les pissenlits par la racine. Le pire (mais je ne pense pas que le cas soit attesté) serait, après y être entré, d’en être exclu de son vivant. Un bannissement ad vitam . Car on en sort, de cette divine collection, et à Téhéran, cela donna lieu à une scène digne de l’ Épître sur les merveilles des professeurs de Jâhez : le directeur de l’Institut français de recherche en Iran, éminent orientaliste, fulminait dans son bureau au point de le quitter, d’arpenter le vestibule en hurlant “c’est un scandale !”, “une honte !” et provoquant immédiatement la panique chez ses employés : la douce secrétaire (que les sautes d’humeur de son patron effrayent grandement) se cache derrière ses dossiers, l’informaticien plonge sous une table un tournevis à la main, jusqu’au débonnaire secrétaire général qui se trouve une cousine ou une vieille tante à appeler urgemment et se répand en d’interminables formules de politesse, très fort, au téléphone.
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