Aucun des mots ne me revient, aucune parole, tout est heureusement effacé ; ne me restent que son visage un peu grave et la montée de la douleur, la sensation de redevenir soudain un objet dans le temps, écrasé par le poing de la honte et propulsé vers la disparition.
Je m’en veux d’être aussi lâche, lâche et honteux, bon je vais me lever, j’ai soif. Wagner a lu Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer en septembre 1854, juste au moment où il commence à imaginer Tristan et Isolde . Il y a un chapitre sur l’amour, dans Le Monde comme volonté et comme représentation. Schopenhauer n’a jamais aimé personne comme son chien Atma, chien sanskritique au nom d’âme. On raconte que Schopenhauer a désigné son chien comme légataire universel, je me demande si c’est vrai. Gruber va peut-être faire de même. Ce serait amusant. Gruber et son cabot doivent dormir, eux, on n’entend rien là-haut. Quelle malédiction que l’insomnie. Quelle heure est-il ? Je ne me rappelle plus très bien les théories de Schopenhauer sur l’amour. Je crois qu’il sépare l’amour comme illusion liée au désir sexuel d’une part et l’amour universel, la compassion, d’autre part. Je me demande ce qu’en pensait Wagner. Il doit y avoir des centaines de pages écrites sur Schopenhauer et Wagner et je n’en ai lu aucune. Parfois la vie est désespérante.
Philtre d’amour, Potion de mort, Mort d’amour.
Je vais aller me faire une petite infusion, tiens.
Adieu au sommeil.
Un jour je composerai un opéra qui s’intitulera Le Chien de Schopenhauer , où il sera question d’amour et de compassion, d’Inde védique, de bouddhisme et de gastronomie végétarienne. Le chien en question sera un labrador mélomane que son maître emmène à l’opéra, un chien wagnérien. Comment s’appellera ce chien ? Atma ? Günter. Voilà un beau nom, Günter. Le chien sera le témoin de la fin de l’Europe, de la ruine de la culture et du retour de la barbarie ; au dernier acte le fantôme de Schopenhauer surgira des flammes pour sauver le chien (le chien seulement) de la destruction. La deuxième partie aura pour titre Günter, chien allemand et racontera le voyage du chien à Ibiza et son émotion en découvrant la Méditerranée. Le chien parlera de Chopin, de George Sand et de Walter Benjamin, de tous les exilés qui ont trouvé l’amour ou la paix dans les Baléares ; Günter finira sa vie heureux, sous un olivier, en compagnie d’un poète auquel il inspirera de beaux sonnets sur la nature et l’amitié.
Voilà, je deviens fou. Je deviens complètement fou. Va te faire une infusion, un sachet de mousseline qui te rappellera les fleurs séchées de Damas et d’Alep, les roses d’Iran. Évidemment le rejet ce soir-là à l’hôtel Baron te brûle encore un peu des années après, malgré toutes les formes qu’elle y a mises, malgré tout ce qui a pu se produire par la suite, malgré Téhéran, les voyages ; bien sûr il a fallu affronter son regard le lendemain matin, sa gêne, ma gêne, tu es tombé des nues, tombé des nuages, elle avait prononcé le nom de Nadim, et le voile s’était déchiré. Égoïste, je lui ai battu froid pendant les mois et même les années suivantes — jaloux, jaloux, c’est triste à dire, l’orgueil écorné, quelle réaction stupide. Malgré ma vénération pour Nadim, malgré les soirées entières passées à l’entendre jouer, à l’écouter improviser et apprendre à reconnaître, péniblement, un à un, les modes, les rythmes et les phrases types de la musique traditionnelle, malgré toute l’amitié qui semblait naître entre nous, malgré la générosité de Nadim je me suis refermé autour de mon orgueil blessé, j’ai fait l’huître, comme Balzac. J’ai suivi mon chemin de Damas en solitaire et maintenant me voilà debout à chercher mes pantoufles, on cherche ses pantoufles en sifflant Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen , les pieds sur la descente de lit, ce tapis de prière (sans boussole) du Khorassan acheté au bazar de Téhéran qui a appartenu à Sarah et qu’elle n’a jamais récupéré. On attrape sa robe de chambre, on s’emmêle dans les manches trop larges de ce manteau d’émir bédouin brodé d’or qui déclenche toujours les commentaires sarcastiques ou soupçonneux du facteur et des employés du gaz, on découvre ses mules sous le lit, on se dit qu’on est bien bête de s’énerver pour si peu, on marche jusqu’à sa bibliothèque, attiré par les tranches des livres tel le papillon par la bougie, on caresse (à défaut de corps, de peau à caresser) les œuvres poétiques de Fernando Pessoa sur leur lutrin, on les ouvre au hasard pour le plaisir de sentir glisser sous les doigts le papier bible, on tombe évidemment (à cause du signet) sur l’ Opiarium d’Álvaro de Campos : “C’est avant l’opium que mon âme est souffrante. / Sentir la vie : convalescence, déclin / Alors je vais chercher dans l’opium qui console / Un Orient à l’orient de l’Orient.” Une des grandes odes de Campos, cette créature de Pessoa — un voyageur, Canal de Suez, à bord, mars 1914 : on pense que cette signature est antidatée, Pessoa a triché, il a voulu créer avec Álvaro de Campos un poète “à la française”, un Apollinaire, amant de l’Orient et des paquebots, un moderne. L’ Opiarium est une copie magnifique, qui en devient plus authentique qu’un original : il fallait une “enfance” à Campos, des poèmes de jeunesse, de spleen, d’opium et de voyages. On pense à Henry Jean-Marie Levet, poète du spleen, de l’opium et des paquebots, on cherche dans sa bibliothèque (pas très loin, rayon “poètes français oubliés”, à côté de Louis Brauquier, poète maritime, employé des Messageries, autre “étoile” de Sarah) et on trouve ses Cartes postales , livre minuscule : les œuvres complètes de Levet tiennent dans la paume de la main, on y compte ses textes avec les doigts. Il est mort de la tuberculose à trente-deux ans en 1906, ce diplomate débutant, envoyé en mission en Inde et en Indochine, qui fut consul à Las Palmas et dont nous chantions les poèmes, à Téhéran : on se souvient d’avoir écrit quelques chansons sur ses vers, d’affreux airs de jazz pour amuser les camarades, on regrette qu’aucun vrai compositeur ne se soit penché sur ces textes, pas même Gabriel Fabre, l’ami des poètes, musicien encore plus oublié qu’Henry Levet lui-même — les deux hommes furent voisins, rue Lepic à Paris, et Levet lui dédia sa Carte postale de Port-Saïd :
On regarde briller les feux de Port-Saïd,
Comme les Juifs regardaient la Terre promise :
Car on ne peut débarquer ; c’est interdit
— Paraît-il — par la convention de Venise
À ceux du pavillon jaune de quarantaine.
On n’ira pas à terre calmer ses sens inquiets
Ni faire provision de photos obscènes
Et de cet excellent tabac de Latakieh…
Poète, on eût aimé, pendant la courte escale
Fouler une heure ou deux le sol des Pharaons
Au lieu d’écouter miss Florence Marshall
Chanter The Belle of New York , au salon.
On aimerait découvrir un jour, dans une malle oubliée, une partition de Fabre sur les vers de Levet — pauvre Gabriel Fabre, qui sombra dans la folie ; il passa ses dix dernières années abandonné de tous, à l’asile. Il avait mis en musique Mallarmé, Maeterlinck, Laforgue et même des poèmes chinois, de très anciens poèmes chinois, dont on aime à imaginer que c’était Henry Levet son voisin qui lui en avait offert la traduction. Des mises en musique sans génie, malheureusement, de pâles mélodies — voilà ce qui devait plaire aux poètes : les mots y avaient plus d’importance que le chant. (On peut d’ailleurs tout à fait imaginer que cette généreuse modestie coûta à Gabriel Fabre sa part de fortune posthume, trop occupé qu’il était à assurer celle des autres.)
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