J’entendais Bilger ronfler en sourdine ; dehors un mât ou une drisse cliquetait dans la brise, on aurait pu se croire dans un voilier au mouillage — j’ai fini par m’endormir. C’est une lune ronde, au ras du sol, peu avant l’aurore, qui m’a réveillé, alors qu’on ouvrait la tente sur l’immensité doucement bleutée : l’ombre d’une femme soulevait le pan de tissu et le parfum du désert (terre sèche, cendre, animaux) tourbillonnait autour de moi, dans le caquètement encore discret des poules qui glanaient, horribles monstres furtifs dans la pénombre, les miettes de pain de notre dîner ou les insectes nocturnes que notre chaleur avait attirés — puis l’aurore a passé ses doigts de rose au travers de la brume, bousculant la lune, et tout a paru s’animer de concert : le coq a chanté, le vieux cheikh a chassé les gallinacés trop aventureux d’un revers de couverture, le colporteur s’est levé, a passé le manteau dans lequel il s’était enroulé le soir autour de ses épaules et est sorti — seul Bilger dormait toujours ; j’ai jeté un coup d’œil à ma montre, il était 5 heures du matin. Je me suis levé à mon tour ; les femmes s’affairaient devant la tente, elles m’ont adressé un petit signe de la main. Le colporteur faisait ses ablutions parcimonieusement, avec une aiguière en plastique bleu : un des objets qu’il vendait, imaginai-je. À part les légers rougeoiements du ciel à l’est, la nuit était toujours profonde et glacée ; le chien dormait encore, en boule contre la paroi extérieure. Je me demandais si j’allais apercevoir Sarah sortir elle aussi, elle dormait peut-être, comme le chien, comme Bilger. Je suis resté là, à regarder le ciel s’ouvrir, avec dans la tête l’oratorio de Félicien David, le premier à avoir rendu en musique la simplicité terrifiante du désert.
S’il était déjà 5 heures je pourrais me lever, épuisé comme chaque matin, vaincu par la nuit ; impossible d’échapper à ces souvenirs de Sarah, je me demande s’il vaut mieux les chasser ou m’abandonner tout à fait au désir et à la réminiscence. Je suis paralysé assis dans mon lit, depuis combien de temps fixé-je la bibliothèque, immobile, la tête ailleurs, la main toujours accrochée à l’interrupteur, un marmot qui serre son hochet ? Quelle heure est-il ? Le réveil est la canne de l’insomniaque, je devrais m’acheter un réveil-mosquée comme ceux de Bilger à Damas, mosquée de Médine ou de Jérusalem, en plastique doré, avec une petite boussole incorporée pour la direction de la prière — voilà la supériorité du musulman sur le chrétien : en Allemagne on vous impose les Évangiles au creux du tiroir de la table de nuit, dans les hôtels musulmans on vous colle une petite boussole contre le bois du lit, ou on vous dessine une rose des vents marquant la direction de La Mecque sur le bureau, boussole et rose des vents qui peuvent servir certes à localiser la péninsule arabique, mais aussi, si le cœur vous en dit, Rome, Vienne ou Moscou : on n’est jamais perdu dans ces contrées. J’ai même vu des tapis de prière avec une petite boussole intégrée au tissage, tapis qu’on avait immédiatement envie de faire voler, puisqu’ils étaient ainsi préparés pour la navigation aérienne : un jardin dans les nuages, avec, comme le tapis de Salomon de la légende juive, un dais de colombes pour se protéger du soleil — il y aurait beaucoup à écrire sur le tapis volant, sur ces belles illustrations, promptes à susciter la rêverie, de princes et de princesses assis en tailleur, dans des costumes somptueux, au beau milieu d’un ciel de légende, rougeoyant à l’occident, tapis qui doivent sans doute plus aux contes de Wilhelm Hauff qu’aux Mille et Une Nuits proprement dites, plus aux costumes et aux décors de la Schéhérazade des ballets russes qu’aux textes des auteurs arabes ou persans — une fois encore, une construction conjointe, un travail complexe du temps où l’imaginaire se superpose à l’imaginaire, la création à la création, entre l’Europe et le Dar el-Islam. Les Turcs et les Persans connaissent des Nuits les versions d’Antoine Galland et de Richard Burton, et ne les traduisent que rarement de l’arabe ; ils imaginent, à leur tour, sur ce qu’ont traduit d’autres avant eux : la Schéhérazade qui retrouve l’Iran au XX esiècle a beaucoup voyagé, elle s’est chargée de la France de Louis XIV, de l’Angleterre victorienne, de la Russie tsariste ; son visage même provient d’un mélange entre les miniatures safavides, les costumes de Paul Poiret, les élégantes de Georges Lepape et les femmes iraniennes d’aujourd’hui. “Du destin cosmopolite des objets magiques”, voilà un titre pour Sarah : il y serait question, pêle-mêle, de lampes à génies, de tapis volants et de babouches mirifiques ; elle y montrerait comment ces objets sont le fait d’efforts successifs communs, et comment ce que l’on considère comme purement “oriental” est en fait, bien souvent, la reprise d’un élément “occidental” modifiant lui-même un autre élément “oriental” antérieur, et ainsi de suite ; elle en conclurait que l’ Orient et l’ Occident n’apparaissent jamais séparément, qu’ils sont toujours mêlés, présents l’un dans l’autre et que ces mots — Orient, Occident — n’ont pas plus de valeur heuristique que les directions inatteignables qu’ils désignent. J’imagine qu’elle parachèverait le tout par une projection politique sur le cosmopolitisme comme seul point de vue possible sur la question. Moi aussi, si j’étais plus — plus quoi ? Plus brillant, moins malade, moins velléitaire je pourrais développer cet article dérisoire sur Mârouf, savetier du Caire , Henri Rabaud et Charles Mardrus et construire une vraie synthèse sur ce fameux Tiers-Orient dans la musique française, autour des élèves de Massenet peut-être, Rabaud lui-même, mais aussi Florent Schmitt, Reynaldo Hahn, Ernest Chausson et surtout Georges Enesco, voilà un cas intéressant, un “Oriental” qui revient à l’“Orient” en passant par la France. Tous les élèves de Massenet ont composé des mélodies de désert ou de caravanes sur des poèmes orientalistes, depuis La Caravane de Gautier (“La caravane humaine au Sahara du monde…”) aux Petites Orientales de Jules Lemaître —, je me suis toujours demandé qui était ce Jules Lemaître — sans doute bien différents de la caravane d’“À travers le désert”, air du deuxième acte de Mârouf , quand Mârouf, pour tromper les marchands et le sultan, s’invente une riche caravane de milliers de chameaux et de mules qui devrait arriver d’un jour à l’autre et décrit en détail son chargement précieux, à grand renfort d’orientalisme , ce qui est assez vertigineux : il y a un rêve d’Orient dans les récits arabes eux-mêmes, rêve de pierreries, de soieries, de beauté, d’amour et ce rêve qui, pour nous, est un songe oriental est en fait une rêverie biblique et coranique ; il ressemble aux descriptions du Paradis du Coran, où l’on nous présentera des vases d’or et des coupes remplies de tout ce que notre goût pourra désirer, et tout ce qui charmera nos yeux, où nous aurons des fruits en abondance, dans des jardins et des sources, où nous porterons des vêtements de soie fine et de brocart, où nous aurons pour épouses des houris aux beaux yeux, où l’on nous servira à boire un nectar cacheté de musc. La caravane de Mârouf — celle des Mille et Une Nuits — utilise ironiquement ces éléments : bien sûr, sa description est exagérée, outrée ; c’est un mensonge, un mensonge fait pour séduire l’assistance, un catalogue merveilleux, de rêve . On trouverait dans les Nuits beaucoup d’exemples de ce second degré, de cet orientalisme dans l’Orient. L’air de la caravane d’Henri Rabaud rajoute un mouvement à cette construction : la traduction de Mardrus du conte L’Histoire du gâteau échevelé au miel d’abeille est adaptée sous le titre de Mârouf, savetier du Caire par un librettiste, Lucien Népoty, puis mise en musique par Rabaud, avec une orchestration brillante : là encore, Massenet est dans l’ombre, caché derrière une dune de ce désert imaginaire à travers lequel cheminent, en sol mineur bien sûr, dans les trilles des cordes et les glissandos des vents, les chameaux et les mules de cette extraordinaire caravane d’étoffes, de rubis et de saphirs gardée par mille mamelouks beaux comme des lunes. Très ironiquement, la musique exagère, force le trait : on entend le bâton des muletiers frapper les ânes à chaque mesure, figuralisme ma foi assez ridicule s’il n’était justement pas drôle, exagéré, fait pour duper les marchands et le sultan : il faut qu’on l’entende, cette caravane, pour qu’ils y croient ! Et, miracle de la musique autant que de la parole, ils y croient !
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