Les femmes, dans leurs longues robes sombres rehaussées de broderies, ont apporté le dîner ; du pain rond sans levain, du miel, du thym sauvage sec mêlé de sumac et de sésame, du fromage, du lait, du yaourt — n’eût été son terrible goût de brûlé, on aurait pu confondre le fromage avec du savon, sec et salé. Tous les laitages avaient d’ailleurs ce même goût de brûlé, qui est resté pour moi le goût du désert, pays du lait, du miel et de l’incendie. Le vieil homme mangeait peu, insistait beaucoup pour que nous reprenions de ceci ou de cela ; Sarah avait engagé la conversation avec une des femmes, une des plus jeunes, me semblait-il — par une pudeur peut-être exagérée, j’essayais d’éviter de trop les regarder. Nous parlions toujours de mystères et de découvertes. Le colporteur se leva et sortit, sans doute pour satisfaire un besoin naturel (je réalisai que contrairement aux campings du Salzkammergut, cette tente n’avait pas de sanitaires à proximité : Maman n’aurait pas du tout apprécié ; elle m’aurait aussi mis en garde contre la nourriture, même si le puissant arôme de roussi semblait indiquer que le lait avait été bouilli) et le cheikh profita de son absence (ce qui confirmait que le colporteur était suspecté d’être un informateur) pour nous confier, à voix basse, qu’il y avait effectivement des ruines oubliées et mystérieuses, loin au sud-ouest, à la frontière du désert et de la montagne basaltique qui sépare la badiyé de la plaine du Hauran, une cité entière, disait le vieil homme, couverte d’ossements ; j’avais eu le plus grand mal à comprendre ce mot, os, ossements et j’avais dû interroger Sarah, que signifie ‘adhm ? D’après le cheikh, il s’agissait des ruines d’une des cités détruites par la colère de Dieu, comme il était écrit dans le Coran — il en parlait avec effroi, disait que l’endroit était maudit et que jamais, au grand jamais, les Bédouins ne campaient à proximité : ils se contentaient de contempler les montagnes d’ossements et de décombres, de se recueillir et de passer leur chemin. Bilger levait les yeux au ciel d’un air exaspéré et tout à fait discourtois pour notre hôte : elle est facile à trouver, cette cité, se moquait-il, d’après la Bible il suffit de prendre à droite au carrefour de la femme pétrifiée. J’essayais d’en savoir plus, s’agissait-il d’os d’animaux ? Un cimetière de chameaux, peut-être ? Une éruption volcanique ? Mes questions faisaient rire le vieil homme, non, les dromadaires ne se cachent pas pour mourir dans un endroit secret, ils crèvent là où ils se trouvent, s’allongent et meurent comme tout le monde. Bilger m’assura que les volcans étaient éteints en Syrie depuis des dizaines de milliers d’années, ce qui rendait peu probable la thèse de l’éruption ; il semblait considérer tout cela comme des calembredaines issues de l’imagination superstitieuse des autochtones. J’imaginais, sur les pentes d’un cratère de basalte lunaire, les restes d’une ancienne forteresse et d’une ville disparue, recouverts des ossements de leurs habitants, morts dans Dieu sait quelle catastrophe — vision de cauchemar, noire, sélène. Le colporteur regagna la tente, je m’absentai à mon tour ; il faisait nuit ; le froid paraissait monter des pierres droit vers le ciel, glacé d’étoiles. Je me suis éloigné de la tente pour uriner, le chien m’a accompagné un moment avant de m’abandonner pour aller flairer plus loin l’obscurité. Au-dessus de moi, alors que nous ne l’avions pas aperçue la veille, haute dans le ciel, montrant l’ouest, la Palestine et la Méditerranée brillait, soudaine révélation, une comète à longue chevelure de poussière luisante.
Je suis allongé avec Sarah nue à mes côtés ; ses longues tresses forment un ruisseau, ralenti par les rochers des vertèbres. Je suis tourmenté par le remords ; je l’observe et je suis empli de remords. Le bateau nous emmène vers Beyrouth : le dernier voyage de la Lloyd autrichienne, Trieste — Alexandrie — Jaffa — Beyrouth. Je sens confusément que Sarah ne va pas se réveiller avant l’arrivée demain à Beyrouth, où Nadim nous attend pour le mariage. Tant mieux. Je détaille son corps svelte, musclé, presque maigre ; elle ne bronche pas quand je joue un moment avec son sexe, elle dort profondément. Je sais que je ne devrais pas être là. La culpabilité m’étouffe. Par le hublot, je vois la mer déployer son infinité verdâtre, hivernale, striée d’écume au sommet des vagues ; je quitte la cabine, les longs couloirs sont tapissés de velours rouge, éclairés par des appliques de bronze, j’erre dans la chaleur moite du bateau, c’est énervant de se perdre ainsi dans des corridors étouffants alors que je suis en retard ; sur les portes des cabines, des plaques ovales indiquent le nom des occupants, leurs dates de naissance et de mort — j’hésite à frapper à celle de Kathleen Ferrier, puis de Lou Andreas-Salomé, mais je n’ose pas les déranger, j’ai trop honte de m’être perdu, honte d’avoir été obligé d’uriner dans le couloir, dans un magnifique porte-parapluie, avant que l’hôtesse (robe de soirée transparente, j’observe longuement ses sous-vêtements) ne me prenne par le bras, “Franz, on vous attend en haut, venez, nous allons passer par les coulisses. Stefan Zweig est furieux, il veut vous déshonorer, vous provoquer en duel ; il sait que vous n’aurez pas le courage de l’affronter et que vous serez exclu de la Burschenschaft .”
J’essaye de l’embrasser sur la bouche, elle se laisse faire, sa langue est douce et tiède, je passe une main sous sa robe, main qu’elle retire affectueusement, en murmurant “nein, nein, nein, Liebchen” , je suis vexé mais je comprends. Il y a foule dans le grand foyer autour de nous, le Dr Kraus fait un triomphe, nous applaudissons à tout rompre la fin des Geistervariationen de Schumann. J’essaye d’en profiter pour soulever de nouveau la robe de l’hôtesse, elle me repousse toujours aussi tendrement. J’ai hâte que les choses sérieuses commencent. Le colonel est en grande conversation avec le Dr Kraus ; il m’explique que Kraus ne supporte pas que sa femme joue mieux du piano que lui, et je suis d’accord, Lili Kraus est une immense pianiste, rien à voir avec vous, cher docteur. Je renverse mon verre de lait sur le grand uniforme du colonel, tous les aigles sont constellés, heureusement, le lait ne tache pas les uniformes, contrairement aux robes de soirée, que l’hôtesse est contrainte de retirer : elle la roule en boule avant de la dissimuler dans un placard.
— Qu’allons-nous devenir ? Ce pays est si petit et si vieux, colonel, qu’il ne sert à rien de le défendre. Il vaut mieux en changer.
— C’est effectivement la solution au problème syrien, dit-il.
Dehors la guerre fait toujours rage ; on ne peut pas sortir, nous allons devoir rester enfermés sous cet escalier.
— Ce n’est pas là que tu as caché ta robe de mariée ? Celle que j’ai tachée sans le vouloir ?
Restons calmes, restons calmes. Nous sommes étroitement enlacés dans le noir, mais l’hôtesse ne s’intéresse pas à moi, je sais qu’elle n’a d’yeux que pour Sarah. Il faut faire quelque chose, mais quoi ? La mer d’Irlande est déchaînée, vous n’arriverez certainement pas avant deux ou trois jours. Deux ou trois jours ! Monsieur Ritter, dit doucement Kraus, je pense que nous pouvons changer de maladie, maintenant. Il est temps, vous avez raison. Il est temps. Franz, regardez comme cette jeune femme se caresse ! Mettez votre visage entre ses jambes, ça vous changera.
Kraus continue à débiter ses absurdités, j’ai froid, il faut à tout prix que je retrouve ma cabine et Sarah endormie, j’abandonne l’hôtesse à sa masturbation, le cœur serré. C’est bientôt à vous, monsieur Ritter. C’est bientôt à vous. La mer est effectivement démontée, aujourd’hui. Jouez-nous donc quelque chose, pour passer le temps ! Ce luth n’est pas à moi, mais je devrais pouvoir improviser un morceau. Quel mode préférez-vous ? Nahawand ? Hedjazi ? Hedjazi ! Voilà qui sied tout à fait aux circonstances. Allez, cher Franz, jouez-nous donc notre valse, vous vous rappelez ? Oh oui La Valse de mort , bien sûr que je m’en souviens, fa, fa-la, fa-la#-si, si, si . Mes mains courent sur le manche de l’oud au son de violon. Le bar de ce bateau, le foyer de l’opéra, est ouvert sur la mer et les embruns éclaboussent les musiciens et leurs instruments. Impossible de jouer dans ces conditions, cher public. Quelle déception ! Nous qui voulions tant entendre La Valse de mort ! Den Todeswalzer ! Nous allons droit vers le naufrage, réjouissez-vous. Je me réjouis, cher public, chers amis. Chers amis, le Dr Zweig a une allocution à faire (encore ce vieux Zweig à la longue figure, quel ennui). Je quitte la scène avec mon luth pour lui laisser la place, il y a une grosse flaque d’eau sous la chaise. Zweig me gronde, me passe la main dans les cheveux et me dit d’aller m’asseoir. Mesdames, messieurs, crie-t-il, c’est la guerre ! Montjoie ! Saint-Denis ! C’est la guerre ! Qu’on se réjouisse !
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