C’était cela, la vie, c’était cette descente continue vers le néant, ce flot qui coulait le long d’un tuyau noir, cette boule qui dévalait vers l’inconnu, et qui n’était que sa propre fuite, sa disparition. Tout tombait, l’univers n’était qu’un immense, qu’un extatique engloutissement. Les choses étaient leurs pertes, et tout se retirait de tout, lentement, inexorablement, au fur et à mesure. C’était comme s’il y avait eu, autrefois, il y a tellement longtemps que nul n’en savait plus rien, un point très élevé, un sommet, quelque part, une espèce de plate-forme de gratte-ciel d’où les choses étaient parties, détachées par une explosion mystérieuse, et avaient commencé leur vertigineuse avalanche, leur éternel effacement. Et depuis, l’univers était en marche, en chute, en espèce de porosité infatigable. On ne s’en doutait pas. On n’en savait rien. Et pourtant, il coulait, il dégoulinait sans cesse, il s’éparpillait, se défaisait, et il n’y avait rien en dehors de cet amuïssement, les choses et les êtres n’existaient que par leur passage, par leur longue route dégradante. C’était cela : c’était la pourriture qui triomphait, la décomposition interne, la vermine qui rognait minutieusement les organes, la sorte de maladie qui sapait, qui éteignait. Dans le genre d’un cadavre, d’une charogne puante enfouie au fond de la terre, et qui s’en allait.
En marchant, par exemple, comme J.-F. Paoli. On pouvait devenir à volonté très grand, un géant haut comme une montagne ; alors on marcherait sur des continents entiers, on pataugerait jusqu’aux genoux dans les océans. La mer Méditerranée serait une petite flaque grise, une petite tache qu’on pourrait prendre au creux de la main, et vider ailleurs. Les habitants de Šibenik, ou d’Antipaxos, pour ne parler que de ceux-là, verraient venir des jours de vraie terreur. Une forme obscure, si haute qu’elle se perdrait au-delà des nuages, oscillerait au bord de leur horizon, et des cataclysmes arriveraient comme des trombes, des murailles d’eau se dressant contre le ciel et couvrant la lumière du soleil. Une nuit bouleversée tomberait sur leurs lopins de terre, où parfois des éclats déchirants de blancheur s’ouvriraient, puis se refermeraient, puis s’ouvriraient encore. La terre et l’eau mélangées commenceraient à pleuvoir dru sur leurs têtes, les arbres s’arracheraient tout seuls, des abîmes épouvantables avanceraient de toutes parts, à une vitesse inouïe. Un nuage épais et lourd, sanguin, remplacerait d’un seul coup le ciel, et des choses basculeraient. Des choses grandes comme des volcans, larges comme des pays entiers. Puis le vent se mettrait à souffler, l’ouragan, la furie de kilomètres cube d’air se cognant les uns contre les autres comme des bêtes en rut. Parfois, subitement, il se creuserait au milieu des cieux une poche de vide gigantesque, et tout sur terre serait sucé vers ce gouffre, dans le fracas démesuré de millions d’hectares déchirés tous ensemble. Des explosions sans nom occuperaient tout l’espace, des explosions d’une violence telle que les ondes sonores se propageraient à travers le globe entier, faisant onduler la croûte terrestre comme une surface liquide, de plus en plus vite, de plus en plus loin, de plus en plus profond, jusqu’à ce que, brisée par les interférences, au centre, au cœur, la boule se disloque et s’écartèle dans une immense symphonie de nappes de feu, d’éclairs rouges, de corolles de magma éblouissant, écarlate, fusant éternellement. Mais on pouvait grandir encore, grandir, grandir, abandonner cette planète comme une pauvre poussière, et s’élancer en avant, emplir le cosmos tout entier. Franchir le cap de la galaxie, pousser encore, se dilater sans cesse. Être fuite éperdue, être temps de plus en plus vaste, atteindre les dimensions voisines du parfait, dans la vitesse, dans la création. Et passer les bornes de la fuite elle-même, vaincre la zone d’expansion de l’univers, les galaxies les plus lointaines, les novae, les quasi-stellae. Alors, dépouillé de toute vitesse, de toute action, on pénétrerait dans le champ du vide total, dans l’aire froide et nue où rien n’existe, pas même l’infini. Et l’on créerait, tandis que l’on avancerait ainsi, son espace et son temps propre, on serait vraiment le maître, et la matière naîtrait autour de soi, doucement, imperceptiblement, tandis que l’on fuirait toujours, dans son nuage, dans son auréole d’existence… L’infini, l’infini n’est pas, il n’existe que pour ce qui est fini. Et au-delà ? Et plus loin ? Il n’y a pas de plus loin ; plus loin n’existe pas là où vous n’êtes pas. Il n’y a même pas rien, cela n’est pas, il ne faut pas y songer.
Mais on pouvait aller dans l’autre sens, également : devenir une sorte de nain, grand comme un enfant d’abord, et c’est compliqué de vivre quand on a cette taille. Ou bien grand comme une poupée, et le monde devient déjà monstrueux. Les linges les plus doux, les plus soyeux, sont des vraies râpes, et les peaux des femmes les plus belles des épidermes de rhinocéros, crasseux et velus. Mais on peut rétrécir davantage, on peut avoir la taille d’une allumette, plus petit même, la taille d’un très jeune moucheron. Alors, quelle merveille, la terre ! On marche, on marche très vite sur une étendue accidentée, des grains de poussière gros comme des maisons vous tombent sur la tête, et le moindre trou, la moindre crevasse fourmillent de bêtes étranges, étonnamment laides, pleines d’antennes, de mandibules et de pattes. Parfois, sur ces plateaux immenses, sur ces surfaces lunaires, où gronde incessamment un roulement rageur et sourd, on voit de curieuses sphères brillantes, solides, lisses comme du métal ou comme du verre. Elles sont là, fixées par la base, légèrement écrasées, et elles tremblent parfois, elles vibrent comme si elles allaient se mettre à rouler. Ce sont des gouttes d’eau. Mais malheur au moucheron inexpérimenté qui veut toucher ces beautés rutilantes : c’est à grand-peine qu’il arrivera à s’en décoller, tant la force de ces monstres est grande, et si grand leur appétit de choses minuscules. Le monde est démesuré, immense. On n’y voit plus rien : à gauche, à droite, en bas, en haut, ce ne sont que plaques gigantesques, abîmes sans fond, ou hauteurs terrifiantes. Il ne faut même pas regarder, si l’on ne veut pas courir le risque d’être découragé par tant de surface et de relief, d’être saisi par l’effroi. Ce serait si facile, alors, le désespoir : on abandonnerait tout, on se laisserait aller sur le sol rugueux, et on attendrait la fin, les essaims d’insectes grouillants qui surgiraient de tous côtés pour vous dévorer, ou bien l’écrasement brutal, sous une masse noirâtre descendue du ciel, et large comme une ville entière. Non, il fallait se débattre, survivre, activer toutes ses pattes, lisser ses ailes, être toujours prêt à s’enfuir, à une vitesse folle, à travers l’air tout brumeux de particules.
Plus petit, on était tout simplement perdu. On voyait une large caverne, là, on entrait, et on se retrouvait dans le pore d’une peau. Ou bien on ne voyait rien du tout, on flottait dans des fleuves bizarres, aux coloris variés, parmi les amibes et les microbes. Et le temps devenait si court, dans ce chaos, que c’était à peine si on pouvait encore le percevoir. L’unité était de l’ordre du 1 /1 000 000 000 ede seconde, ou quelque chose de semblable. Silence total. Espace infini. Temps par petits bonds, par petits soubresauts. Les liquides, les cellules, les leucocytes, les marées où tout était défini, séparé comme par des frontières, mais où plus rien n’avait de relief. On voyageait dans le plat, et les choses étaient toutes différentes et pourtant toutes pareilles, comme des dessins sur une feuille de papier. Et si l’on regardait plus bas, au-delà de cet ordre, on sentait un indéfinissable fourmillement, une espèce de fébrilité inquiétante, comme une rumeur, qui montait de tout et de soi-même, et se propageait à la manière d’un courant électrique. Car plus bas, dans ce domaine interdit et glacial, c’était à nouveau le cosmos, les boules d’énergie, la proto-matière qui tournoyait, qui fuyait, qui se perdait, qui fabriquait l’infini. Et si l’on s’aventurait dans cet univers, on était pris en quelque sorte par la sécheresse de l’abstrait, on disparaissait à son tour, on n’était plus qu’un amas d’énergies diverses, qu’une onde, une phase, une vague, un halo furtif et fantomal, et l’on se défaisait, l’on s’effaçait, l’on se perdait hors de tout temps et de tout espace, en route vers ce point inexistant, dont il ne faudrait jamais parler, et qui est supposé divin, car là, tout est arrêté.
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