Paoli dépassa le terrain d’aviation. Devant lui, c’était toujours le magnifique faisceau de la route, blanche, lumineuse, où le soleil régnait à perpétuité. Les voitures passaient tout près de lui, maintenant, elles le frôlaient en actionnant leurs klaxons. Mais Paoli n’entendait rien, ne voyait rien, en dehors de ce tapis royal et éclatant qu’on déroulait devant ses pas. Tout à coup, il lui sembla entendre des détonations, quelque part au fond de sa tête ; cela sortait lentement, et cela tombait régulièrement, avec une alternance de graves et d’aigus. La joie envahit alors Paoli, et avec un enthousiasme fébrile, il se mit à crier, pour lui tout seul, pour personne d’autre que pour lui :
« C’est le rythme ! C’est le rythme ! J’ai retrouvé le rythme ! »
C’était le rythme du début de la journée, en effet, le bruit mathématique des percussions de l’eau sur la bassine renversée, là-bas, au fond de son studio, et qu’il retrouvait maintenant, sur la route. Avec un bonheur grandissant, il se mit à marcher selon le rythme des gouttes, en suivant le couloir immaculé, étincelant, absolument désert. Les voitures ralentissaient pour l’éviter, tandis qu’il avançait, seul au milieu de la route ; mais les coups de klaxon et les injures l’évitaient aussi, comme s’ils n’avaient fait qu’appartenir à la réalité universelle, jamais méprisable, au gigantesque concert de bruits et de couleurs, à la symphonie éternellement calme, éternellement vivante, de la vérité posée à plat sur le monde, comme s’ils n’avaient été qu’une parcelle mouvante, comme lui, comme les autres, qu’une poussière minuscule flottant dans le corps infiniment exquis, infiniment divin de la matière.
Au cours des années qui suivirent sa naissance, les Torjmann avaient consacré tous leurs efforts et beaucoup d’argent à faire de leur fils une sorte de génie. Aujourd’hui, en dépit de tout, Martin Torjmann était à douze ans un assez beau spécimen d’hydrocéphale. Mais il y avait bien d’autres choses à dire, à ce propos. Beaucoup d’événements de toutes sortes, qui s’étaient plus ou moins harmonieusement combinés, qui avaient mûri, à l’intérieur de cette cuvette où se tenait la ville. Une chaleur profonde, notamment, une chaleur terrible, qui avait régné sur ces lieux pendant longtemps, jusqu’à modifier, au dire des vieilles gens, l’aspect intérieur des hommes et des bêtes. Une certaine lenteur, une certaine douceur s’étaient peu à peu substituées à la sécheresse d’avant ; les jeunes filles avaient maintenant des visages paisibles, aux larges pommettes, et de bizarres peaux bistres, pas du tout lumineuses, qu’on trouvait plutôt moites au toucher. Les enfants avaient je ne sais quoi de féroce, et de sage en même temps, et les hommes adultes se refusaient systématiquement au jeu. On prétendait que c’était là le résultat d’une implantation insidieuse de quelque peuplade étrangère, italienne, ou nord-africaine. Mais cela ressemblait plutôt à un changement de climat, à une métamorphose de la nature elle-même. Il pleuvait parfois, il faisait chaud. Quand le vent soufflait, c’était un vent de sud-est, un doux déplacement de kilomètres d’air, comme ça, tout d’un bloc, dans le genre d’une tempête calme.
Voilà : le H. L. M. s’étendait en demi-cercle à la lisière de la ville, au centre d’un terrain bétonné où passaient de temps en temps de petits nuages de poussière grise et sale. Le soleil frappait la face sud de l’immeuble, uniformément, et le ciment des murs luisait de quelque chose de gras et de blafard qui ressemblait à de la transpiration. Sur ce mur éclairé par le soleil d’après-midi, il y avait des fenêtres innombrables, régulières, ouvertes ; et de chacune de ces fenêtres s’échappait une série de sons qui se mélangeaient en zigzag à la rumeur de l’autoroute voisine. Pour quelqu’un qui se serait placé debout, au centre de la cour déserte, ces bruits auraient ressemblé à une espèce de grande étoile dont les rayons se seraient dardés dans toutes les directions, fixes et monotones. Rien n’aurait bougé, rien n’aurait changé. Tout ça aurait fait une explosion immobile, un centre de gravité autour duquel tout aurait été construit.
La musique d’accordéon des transistors, les odeurs d’ail et de friture, les scintillements et les fascinations, tout aurait abouti là, dans le domaine de la conserve, au centre, au point debout sur le sol nu de la cour, et on aurait pu en mourir écrasé, comme frappé à l’intérieur de son crâne par le moyeu vertigineux de l’insolation. Ou bien tout aurait fini par une sorte de grand cri, de cri unique et terrible, sorti tout droit d’une bouche ouverte, et se répercutant indéfiniment à travers les couloirs, heurtant les cloisons, fusant de haut en bas le long des vide-ordures et des cages d’ascenseur, s’étalant sur les terrasses et sur les toits, rampant, entrant partout, enfermé dans les canalisations et les égouts, jusqu’à atteindre le cœur des masses de béton armé, l’organe de matière sonore, les œuvres vives, toutes vibrantes et toutes sèches, et devenir silence.
Martin vivait là, assis immobile sur un fauteuil d’osier, face à la fenêtre ; il trônait. À ses côtés, son père, vêtu d’un pantalon de toile bleu roi et d’une chemise à manches roulées au-dessus des coudes, et sa mère, imposante, en tablier gris. Le père fumait, debout, et de temps à autre se retournait pour dire quelques mots à sa femme, assise légèrement en retrait. Du trio, seul Martin avait les yeux fixés sur la fenêtre, au-delà de la fenêtre. Sans bouger, sans parler, il regardait l’espace du ciel vide où flamboyait le soleil. Des gouttes de sueur coulaient doucement le long de son cou, et sur les côtés de son front énorme. Les bruits des transistors s’échappaient de tous les alvéoles de l’immeuble et se réunissaient quelque part près de lui, en lui peut-être, formant un nœud douloureux et palpitant. Si on avait considéré Martin de face, sans dégoût, en dépit de sa figure molle et blanche, de son nez mince aux narines pincées, de ses cheveux noirs, épais, luisants, rejetés en arrière, de ses grosses lunettes de myope posées devant son regard comme une indéfinissable, hypocrite zone de protection, peut-être aurait-on ressenti tout le tragique de ce point bruyant, enfoui au centre de sa tête, peut-être aurait-on aperçu le faible dilatement des pupilles à chaque battement de cette musique concentrée. La richesse des aigus, la lente ondulation des graves, et le rythme, fou, charnel, arithmétique, toute cette passion qui était venue de l’extérieur et qui s’était enfermée là, et qu’aucune larme ni aucune colère ne pouvaient libérer. Les yeux de Martin, globuleux à souhait, injectés de sang vers les glandes lacrymales, vivaient sûrement, derrière les verres opaques ; agrandis, ronds de souffrance, et totalement vides, presque inertes sous les coups accumulés de la lumière du soleil et des pulsations de la musique.
« Marthe », dit le père Torjmann, « on devrait tout remettre à plus tard. On devrait remettre la conférence de Martin à plus tard. Je pense que ça serait mieux pour lui, pour nous et pour tout le monde. Qu’est-ce que tu en dis, Marthe ? »
Il avait demandé cela sans même se retourner vers sa femme, accaparé comme il l’était par la pose qu’il avait lui-même choisie quelques minutes auparavant, en se levant de table : une jambe tendue, supportant le poids du corps, l’autre rejetée en avant, le buste penché, un bras appuyé sur le dossier du fauteuil où était assis Martin, l’autre levé, afin de tenir en permanence à hauteur de sa bouche un mégot à demi éteint. La femme avait entendu la question, mais elle ne répondit pas. Il fallut que Torjmann continue :
Читать дальше