Il avait cessé de marcher vite depuis quelques minutes. Son rythme s’était tendu, si l’on veut, et en même temps s’était dégradé. Il avait perdu la musique initiale, oui, c’était cela, il avait laissé s’échapper le cliquetis des gouttes d’eau sur la bassine renversée, cette architecture sonore qu’il avait engloutie une bonne fois avant de quitter son appartement, et qui devait lui être quelque chose dans le genre d’un talisman, son action propre, son ordre de marche.
Les espions l’avaient eu. Ils l’avaient eu, les êtres difformes, les gros hommes goguenards, les maigrichons soupçonneux, les enfants, les chiens atrabilaires, les matrones aux huches chargées de légumes. Il avait été pris. On le tenait, sur cette surface de rues, de boulevards, de portes cochères, de garages, de bars-tabacs. Il appartenait aux gens. Il était leur esclave, leur esclave-marcheur. Il était leur domestique, aux foules trébuchantes, aux hommes immobiles alignés au bord du trottoir. Il était le serviteur de tous ceux-là, un rien du tout, le chien des chiens, un fantôme qui glissait entre leurs mains, qui rebondissait sur le dard de leurs regards, qui se gommait à chaque mot, qui disparaissait, fuyait, était entraîné, évanoui, avalé, piétiné, foulé comme un carré de sol et de poussière.
Il n’était plus trop droit, déjà. Comme si le poids de la ville entière, de la ville monstre vivant de chaleur, de cette lourde citerne d’eau stagnante où couraient les cirons et les moustiques, avait été posé sur ses épaules, J.-F. Paoli avançait, mètre après mètre, le cœur oppressé, les poumons rétrécis, la nuque pliée. Les épaules renvoyées en avant, les bras flottant le long de son corps, sans trouver de point d’appui, il circulait à travers la foule de plus en plus dense. Il voulait s’arrêter, freiner, s’immobiliser lui aussi le long des caniveaux, et faire semblant d’autre chose, de n’être pas lui, par exemple, et de fumer une cigarette au soleil, d’être badaud. Mais cela il ne le pouvait pas. Il avait une charge terriblement lourde, derrière lui, une espèce de charreton à bras bourré de ferraille, et qui le poussait en avant, le faisait dévaler, faisait la rue en pente, le bousculait. Ici, un groupe de cinq vieillards, embusqués au tournant d’une ruelle, le projetait sur la gauche ; cinq doux vieillards, un homme et quatre femmes, vêtus de noir, armés de cannes, et qui parlaient en chuchotant très fort. Paoli était sur eux ; il allait les traverser ; les voix vieilles et chantonnantes barraient le passage ; et c’était comme un nuage d’orage, où les éclairs et les larges gouttes de pluie zigzaguaient. Les mots rampaient devant ses pas, s’étalaient sur toute la largeur du trottoir.
« Déjà là, encore par-là », entendait-il ; « eh oui, il fait bien chaud, bien chaud, madame », disaient-ils. « Je vais retourner à la campagne — On dit que — Oui oui je trouve ça — Il paraît que M. Thomas est mort, oui, oui. » Les phrases dégoulinaient, traînaient, retombaient à plat. Et Paoli vit qu’il était seul, tout nu, presque tout nu, perdu sur ce sol de ciment où tournaient et retournaient les groupes de vieillards. Plus loin, d’autres groupes se reformaient, des cercles se serraient, et les formes titubaient, raclaient leurs gros souliers sur le bitume, heurtaient les murs avec les cannes, toussaient longuement, la figure cachée dans leurs mains. Un aveugle vint à sa rencontre lentement, le visage cramoisi des restes d’une ancienne brûlure, les yeux éteints sous de grosses lunettes opaques. L’homme arrivait, calme et menaçant, avec dans la main droite un bâton blanc, dans la main gauche un carnet de la Loterie Nationale. Paoli le vit surgir à sa rencontre, tâtonnant, mécanique et puissant comme un navire, puis il le sentit passer, le frôler, quelques centimètres à peine, et d’autres mots arrivèrent en nasillant, une espèce de mélopée triste et nonchalante :
« Les derniers billets… Tirage ce soir… Les derniers billets gagnants… Ce soir le tirage… »
Paoli continua à descendre la rue principale, comme ça, poussé par son fardeau. La fièvre le tenait, à présent, et ses membres tremblaient. Parfois, à l’intérieur de ses lunettes noires, dans la zone étourdie où ses yeux étaient ouverts, libres, des halos lumineux descendaient, de bizarres taches blanchâtres, encore plus pâles que la rue et le ciel, et qui disparaissaient sous ses joues.
Ses mains nues, livrées à elles-mêmes, s’ouvraient et se fermaient sans qu’il pût les contrôler. À la fin, en faisant un terrible effort, il arriva à en glisser une dans la poche de son pantalon. Il restait l’autre : il la mit aussi dans une poche, mais par suite des mouvements de va-et-vient des épaules, elle ressortit aussitôt. Heureusement, Paoli avait trouvé le temps de lui faire saisir son briquet au passage et, maintenant, elle était crispée sur cet objet de fer, elle pouvait le serrer, elle avait un poids !
Dans la gorge de Paoli, c’étaient les mêmes ennuis : la chaleur de l’atmosphère, la marche à pied, le courant d’air, la respiration contractée l’avaient mise à sec. Au niveau de la luette, il y avait un petit nœud de corde, qui grattait, qui coinçait. Paoli essaya de déglutir, mais en vain. Les glandes salivaires étaient taries, sans doute : le nœud descendait bas dans l’arrière-gorge, puis remontait, et revenait bloquer le passage de l’air. La respiration était sifflante, et Paoli l’écoutait tout en marchant. Il essaya même de l’arrêter un moment, tant le bruit de ce soufflet lui était pénible, tant il le trouvait gênant pour les autres. Il put se retenir de respirer pendant environ quarante secondes, et il commençait déjà à triompher, en se disant qu’après tout personne n’avait jamais essayé, qu’on pouvait fort bien se passer de cette besogne astreignante, qu’avec un peu de volonté on se débarrasserait aisément de cette ridicule habitude, quand, tout à coup, l’air qu’il avait refusé un moment, écarta les parois serrées des fosses nasales, les bourrelets des lèvres, et s’enfonça dans ses poumons avec la violence d’un épieu. Il tituba un instant, ivre, des larmes de douleur au coin des yeux. Puis tout recommença comme avant, comme toujours, et il dut se résigner à aspirer, expirer, aspirer, expirer, ainsi jusqu’à la fin des temps, à poser ses pieds l’un devant l’autre, accompagné du bruit familier, de l’espèce de rrrrrh chchchch odieux de locomotive.
La voie était tracée pour lui, et elle ne le conduisait nulle part. Partout, c’était la sécheresse, l’aride pente des trottoirs et des murs, les pans de ciment granuleux, les carrés de poudre crissante, les odeurs d’essence. Le soleil frappait verticalement, sur son crâne et sur le sol. Il frappait comme avec des bruits, et les rayons étaient fichés dans la terre, droits, des étendues d’herbes hautes et durcies. Paoli avançait à travers elles, sans les écarter, sans les sentir ; mais il les entendait tomber, les grands rayons de lumière, il les écoutait éclater au ras de ses pieds, avec de minuscules violentes explosions, des gouttes animées d’une vitesse prodigieuse, pesantes, des balles de mitrailleuse, venues d’environ 150 000 000 de kilomètres.
À présent, il longeait une série de maisons bordées d’une clôture de fer forgé. Sur le seuil des maisons, des vieilles femmes assises ou debout regardaient et parlaient. Des chiens, probablement méchants, étaient assoupis en rond sur les pelouses. Dans des cages, des perruches, des serins chantaient ; leurs sifflements trouaient le reste du bruit, montaient, descendaient, se bousculaient, infatigablement. Paoli, en marchant, voyait les cages accrochées aux volets ouverts, et, au fond des cages, les petites boules de plumes grises ou jaunes, les petits monstres aux cris stridents. Quelques mètres plus loin, c’était le haut-parleur d’un poste de radio qui déversait des rouleaux de musique et de voix humaines à l’intérieur des chambres, qu’on devinait à travers les trous béants des fenêtres, venus du noir et du caché, les éclats des appareils surgissaient, et les lampes brillaient d’un point rougeoyant, bouillant de chaleur. Il fallait compter avec eux. Ils étaient là. Avec eux, il fallait se retirer dans une pièce pleine d’une pénombre sacrée, s’allonger sur un lit, et là, jouer, jouer à tout prix au jeu de l’être : avec une boîte d’allumettes, par exemple :
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