Eux, les loups, étaient au milieu de ce paysage desséché la seule représentation du mouvement; un mouvement qui, vu de haut, d’avion peut-être, aurait ressemblé à une palpitation étrange, au grouillement de fourmi qui naît sur la mer, exactement au point de contact de la verticale de l’avion. La mer est ronde, blanchâtre, crénelée, et raidie comme un bloc de pierre, elle gît à 6 000 pieds en dessous, et pourtant, à bien regarder, il y a quelque chose, indépendant du soleil qui monte, une espèce de petit nœud dans la matière, un défaut qui lumine, qui marche, qui gribouille en son centre. C’est cela, car si je me détourne soudain de l’ampoule électrique, je la vois, cette minuscule étoile qui a l’air d’une araignée blanche, elle se débat, elle nage, elle n’avance pas, elle vit sur le paysage noir du monde, et elle tombe, éternelle, devant des millions de fenêtres, des millions de gravures, des millions de ciselures, des milliards de cannelures, elle seule comme un astre, qui ne mourra jamais de ses perpétuels suicides, parce qu’elle est déjà morte en elle-même, et enterrée au dos d’un bronze sombre.
Quand Adam quitta la cage aux loups, ce fut pour un autre enclos; une clairière artificielle au centre des jardins, avec quelques bassins à gauche et à droite, pour que de grands pélicans aux ailes rognées puissent trouver à boire. Les flamants roses, les canards, les pingouins, c’était encore la même sorte de vie; ce qu’Adam avait découvert peu à peu, depuis un certain jour de l’été, à la plage, puis dans deux ou trois cafés, puis dans une maison abandonnée, dans un train, un autocar, un journal, il le recommençait, à chaque fois un peu plus complètement, devant les lions, les loups et les macareux.
C’était tellement simple que ça crevait les yeux, et que ça rendait fou, ou au moins phénoménal. C’était ça, il y était, il saisissait et laissait fuir au même moment; il était sûr, et pourtant ne savait même plus ce qu’il faisait, ce qu’il allait faire, s’il s’était échappé d’un asile d’aliénés ou s’il était déserteur. Voilà ce qui arrivait, voilà ce qui allait lui advenir: à force de voir le monde, le monde lui était complètement sorti des yeux; les choses étaient tellement vues, senties, ressenties, des millions de fois, avec des millions d’yeux, de nez, d’oreilles, de langues, de peaux, qu’il était devenu comme un miroir à facettes. Maintenant les facettes étaient innombrables, il était devenu mémoire, et les angles d’aveuglement, là où les facettes se touchent, étaient si rares que sa conscience était pour ainsi dire sphérique. C’était l’endroit, voisin de la vision totale, où il arrive qu’on ne puisse plus vivre, plus jamais vivre. Où il arrive que par un chaud après-midi d’été, sur un lit écœurant, on vide un flacon entier de Parsidol dans un verre d’eau froide, et qu’on boive, qu’on boive, qu’on boive, comme s’il ne devait jamais plus y avoir de fontaines sur terre. Ça faisait des siècles qu’on attendait ce moment-là, et lui, Adam Pollo, il était arrivé, il était survenu, et il s’était consacré le possesseur de toutes les choses; il était sans doute le dernier de sa race, et c’était vrai, parce que cette race approchait de sa fin. Après cela, il n’avait plus qu’à se laisser agoniser tout doucement, imperceptiblement, à se laisser étouffer, envahir, violenter, non plus par des milliards de mondes, mais par un monde seul et unique; il avait fait la jonction de tous les temps et de tous les espaces et, couvert d’ocelles, plus énorme qu’une tête de mouche, il attendait solitaire au bout de son corps grêle l’accident bizarre qui l’écraserait contre le sol, et l’incrusterait, à nouveau chez les vivants , dans la boue sanglante de ses chairs, de ses os en miettes, de sa bouche ouverte, de ses yeux aveugles.
Vers la fin de l’après-midi, juste avant la fermeture du Zoo, Adam alla s’asseoir dans la Cafétéria; il choisit une table à l’ombre et commanda une bouteille de coca-cola. À sa gauche, il y avait un olivier, sur lequel on avait trouvé bon d’aménager une sorte de plate-forme en bois et une chaîne; sur la plate-forme, et au bout de la chaîne, il y avait un ouistiti noir et blanc, vivace, visiblement placé là pour amuser les enfants et pour économiser la nourriture des animaux; l’amusement des enfants n’était complet qu’après avoir acheté à une vieille femme édentée, préposée à cet office, quelques bananes ou quelques sacs de pralines, qu’ils offraient ensuite au singe.
Adam se cala dans son fauteuil, alluma une cigarette, but une gorgée à même la bouteille, et attendit. Il attendit sans trop savoir quoi, vaguement installé entre deux couches d’air chaud, et il regarda le singe. Un homme et une femme passèrent lentement le long de la table d’Adam, traînant les pieds, les yeux fixés sur la petite silhouette velue de l’animal:
«C’est joli», dit l’homme, «les ouistitis.»
«Oui mais c’est mauvais, dit la femme; je me souviens que ma grand-mère en avait un autrefois; elle lui donnait toujours les meilleures choses à manger. Eh bien, tu crois qu’il la remerciait? Pas du tout, il lui mordait l’oreille jusqu’au sang, la sale bête.»
«C’était peut-être une marque d’amitié» dit l’homme.
Adam fut pris brusquement d’une absurde envie de rectifier les choses. Il se tourna vers le couple et expliqua:
«C’est ni joli ni mauvais», dit-il; «c’est un ouistiti.»
L’homme se mit à rire, mais la femme le regarda comme s’il avait été le plus grand des imbéciles, qu’elle l’avait toujours su, puis haussa les épaules et s’en alla.
Le soleil était bien bas, maintenant; les visiteurs commençaient à se retirer, vidant les espaces entre les cages et les tables du café d’un flot de jambes, de cris, de rires ou de couleurs. Avec le crépuscule qui approchait, les animaux sortaient de leurs tanières artificielles et s’étiraient; on entendait un peu partout des glapissements, les sifflements des perroquets, le grondement des fauves qui réclamaient leur nourriture. Il restait encore quelques minutes avant la fermeture; Adam se leva, alla acheter une banane et quelques pralines à la vieille femme; tandis qu’il payait elle lui dit, l’air mécontent:
«Vous voulez donner à manger au singe?»
Il secoua la tête:
«Moi? Non — pourquoi?»
Elle dit:
«Vous avez passé la limite. Parce que maintenant c’est trop tard pour nourrir les bêtes. C’est interdit après cinq heures, sans ça elles n’auraient plus faim et ça les rendrait malades.»
Adam secoua à nouveau la tête.
«Ce n’est pas pour le singe, c’est pour moi.»
«Ah bon. Si c’est pour vous ce n’est pas la même chose.»
«Oui, c’est pour moi» dit Adam; et il se mit à éplucher la banane.
«Vous comprenez» continua la vieille, «passé la limite, ça leur ferait mal, à ces bêtes.»
Adam hocha la tête; il mangea le fruit, debout devant la femme, mais les yeux fixés comme négligemment sur le ouistiti. Quand il eut fini, il ouvrit le paquet de pralines.
«Vous en voulez une?» demanda-t-il; il s’aperçut qu’elle le regardait avec curiosité.
«Merci, dit-elle; je veux bien…»
Ils continuèrent à manger tous les deux le reste du paquet de pralines, debout contre le comptoir, sans quitter le singe des yeux. Puis Adam fit une boule avec le paquet vide, et la posa dans un cendrier. Le soleil était descendu jusqu’au ras des arbres. Alors il demanda beaucoup de choses à la vieille femme, depuis combien de temps elle travaillait à la Cafétéria du Zoo, si elle était mariée, quel âge elle avait, combien d’enfants, si elle était satisfaite de sa vie, ou si elle aimait aller au cinéma. De plus en plus penché vers elle, il la regardait avec une tendresse grandissante, comme il avait regardé, quelques heures auparavant, les lionnes, les crocodiles et les ornithorynques.
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