«Oui, madame, je sais. Mais on ferme à cinq heures et demie, madame.
«Vous avez tout le temps. À cinq heures et demie, oui, madame.»
Adam se mit à marcher indifféremment au milieu des cages, écoutant un peu ce qu’on disait autour de lui, reniflant un peu aussi les odeurs multiples qui se dégageaient du fumier et des fauves; l’odeur jaunâtre, chargée d’urine avait la particularité de donner un relief voluptueux aux choses, spécialement aux animaux. Adam s’arrêta devant la cage d’une lionne; à travers les barreaux, il observa longuement le corps souple, plein de muscles vagues, et il pensa que la lionne aurait pu être une femme, une femme élastique, coulée dans du caoutchouc, et l’odeur âcre aurait pu être celle d’une bouche habituée aux tabacs blonds, avec un rien de rouge à lèvres, et les dents sentant la pastille de menthe, et tous ces légers inexprimables faits d’ombres, de duvets et de gerçures, qui laissent leur halo en rond autour des lèvres.
Il s’accouda à la balustrade qui séparait le public de la cage de la bête fauve, et il se laissa envahir par une torpeur où dominait le désir de toucher la fourrure, d’enfoncer sa main entre les poils drus et soyeux, de fixer ses griffes comme des clous, à la base de la nuque, et de recouvrir le long corps chaud comme le soleil, de son corps à lui, fait maintenant de cuir léonin, couvert de crinières, extraordinairement puissant, extraordinairement de l’espèce.
Une vieille femme passa devant la cage, donnant la main à un enfant, une petite fille; elle passa et, tandis qu’elle avançait, en contre-jour, faisant clignoter son ombre sur chaque barreau, la lionne releva la tête. Il y eut deux éclairs inverses; la flèche noire, lourde d’expérience humaine, heurta, quelque part au-dessus du sable, l’étrange acier verdoyant de la lionne, et un instant, il sembla que le corps blanc, presque nu de la vieille femme s’accouplait avec la robe de la bête fauve; toutes deux chancelèrent, puis eurent un mouvement de va-et-vient dans leurs reins, comme si elles effectuaient, au sein de cette compréhension barbare, un pas de danse érotique. Mais elles se séparèrent enfin, en l’espace d’une seconde, et leurs deux démarches se détachèrent, ne laissant plus aux alentours de la cage, qu’une plaque blanche, immaculée, comme une mare au soleil, une sorte de drôle de cadavre, un fantôme où le vent, en soufflant, fit remuer des brindilles de bois mort et des feuilles. Adam regarda la femme et l’enfant à son tour, et se sentit prendre par une nostalgie inconnue, un besoin vieillot de manger; contrairement à la plupart des gens qui passaient, il n’eut pas envie de parler à la bonne, de lui dire qu’elle était belle, qu’elle était grande, ou qu’elle ressemblait à un gros chat.
Il passa le reste de son après-midi, parcourant le jardin zoologique d’un bout à l’autre, se mêlant aux peuples les plus petits qui habitaient les cages, se confondant avec les lézards, avec les souris, avec les coléoptères ou les pélicans. Il avait découvert que le meilleur moyen de s’immiscer dans une espèce, est de s’efforcer d’en désirer la femelle. Aussi se concentrait-il, l’œil rond, le dos voûté, les coudes appuyés sur toutes les balustrades. Il fouilla du regard les moindres excavations, les replis de chair ou de plumes, les écailles, les tanières cotonneuses où dormaient d’un sommeil visiblement ignoble les boules de poils noirs, les masses de cartilage flasque, les membranes poussiéreuses, les annelures rouges, les peaux craquelées et fendues comme des carrés de terre. Il désherbait les jardins, entrait la tête la première dans la vase, dévorait l’humus de toutes ses dents, rampait au fond des galeries, et à douze mètres de profondeur, il tâtait un corps nouveau, parent, né du cadavre pourri d’un mulot. La bouche enfoncée entre les épaules, il avançait ses yeux, ses deux gros yeux sphériques, doucement, avec mille précautions, dans l’attente d’une sorte de choc électrique qui contracterait sa peau, commotionnerait ses ganglions moteurs, et précipiterait les anneaux de son corps les uns contre les autres, comme des bracelets de cuivre, avec un tintement délicat, quand il serait souterrain, replié, gélatineux, oui, le seul, le vrai, le ténébreux ver de vase.
Devant la rage aux panthères, il fit ceci: il se pencha un peu en avant, par-dessus la barrière, et brandit brusquement sa main vers les barreaux. Avec un rugissement l’animal, une femelle au pelage sombre, s’élança vers lui; et tandis que les spectateurs effrayés faisaient un pas en arrière, tandis que le fauve rendu fou par la colère grattait le sol avec ses ongles, Adam, paralysé par la peur, tremblant de tous ses membres, entendit la voix du gardien qui le faisait vibrer, quelque part derrière la tête, d’un plaisir délicieux.
«C’est intelligent ce que vous faites là! C’est intelligent! C’est intelligent ce que vous faites là! Intelligent! C’est intelligent, hein!»
Séparé à nouveau de la panthère, Adam recula un peu, et sans regarder le gardien, murmura:
«Je ne savais pas… Excusez-moi…»
«Vous ne saviez pas quoi?» dit l’homme en uniforme, essayant en même temps de calmer la bête avec des mots comme: «Holà! Holà! Ho! Ho! Rama! Rama! Calme! Calme! Rama!» «Vous ne saviez pas quoi? Vous ne saviez pas que ce n’est pas la peine d’embêter les fauves? C’est intelligent, oui, intelligent de faire des trucs comme ça!»
Adam ne chercha pas à se disculper; gêné, il murmura encore:
«Non… Je ne savais pas… Je voulais…»
«Oui, je sais» coupa l’homme. «C’est amusant de faire des niches aux bêtes quand elles sont enfermées dans des cages! C’est drôle mais ça serait moins drôle si la cage venait à s’ouvrir, hein, dites, ça serait moins drôle ça. Ça serait drôle aussi si c’était vous qui étiez là-dedans, vous ne trouvez pas.»
Il se détourna avec dégoût et prit une bonne femme à témoin:
«Il y a des gens on dirait qu’ils ne se rendent pas compte. Ça fait trois jours que cette bête-là n’a rien mangé et il y a des gens que ça amuse par-dessus le marché de venir narguer les bêtes dans leurs cages. Oui il y a des moments où j’aimerais que la cage s’ouvre un peu et laisse passer une de ces satanées bestioles. Vous les verriez courir alors, ah oui, c’est pour le coup qu’ils comprendraient, c’est pour le coup qu’ils sauraient.»
Adam partit sans écouter la fin de la phrase. Il ne haussa pas les épaules mais marcha lentement en traînant les pieds; il longea les cages des mammifères; la dernière, la plus petite, la plus basse, contenait trois loups maigres. Au centre de la cage on avait construit une sorte de niche en bois et les loups tournaient autour, inlassablement, incessamment, leurs yeux obliques obstinément braqués sur les barreaux qui défilaient à toute allure, à hauteur des genoux.
Ils tournaient en sens inverse, deux dans un sens, un dans l’autre; après un certain nombre de tours, mettons dix ou onze, pour une raison subite, bizarre, impondérable, comme si quelqu’un avait claqué des doigts, ils faisaient demi-tour et recommençaient à l’envers. Ils étaient pelés, gris de poussière, leurs babines étaient violacées, mais ils ne cessaient pas de tournoyer autour de la tanière, et l’acier de leurs prunelles se répercutait sur leurs corps tout entiers, ils apparaissaient couverts de plaques métalliques, violents, pleins à en vomir de haine et de férocité. Le mouvement circulaire qu’ils effectuaient à l’intérieur de la cage devenait, à cause de sa régularité, le seul véritable point mobile de l’espace environnant. Tout le reste du jardin, avec ses hommes et ses autres cages, était plongé dans une espèce d’immobilité extatique. On était tout à coup gelé, fixé dans une raideur insoutenable, alentour, jusqu’à cette cloche de barres de fer et de bois qu’était la cage des loups; on ressemblait à un cercle lumineux, vu d’un microscope, où seraient placés, teints de couleurs vives, les éléments de base de la vie, tels que, cellules à bâtonnets, globules, trypanosomes, hexagones moléculaires, microbes et fragments de bactéries. Une géométrie structurale de l’univers microscopique, photographiée à travers des douzaines de lentilles; vous savez, ce rond blanc, éblouissant comme une lune, colorié par des produits chimiques, qui est la véritable vie, sans mouvements, sans durée, tellement éloignée dans le deuxième infini, que plus rien n’est animal, plus rien n’est apparent; il n’y a plus que, silence, fixité, éternité; car tout est lenteur, lenteur, lenteur.
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