Par conséquent, si on stimule les cinq sens d’un dormeur en même temps, on peut le tuer.
16 ans
Mardi 10 octobre 1939
Cheveux gras. Pellicules (très visibles si je porte une veste sombre). Deux boutons rouges sur la figure (un sur le front et un sur la joue droite). Trois points noirs sur le nez. Tétons gonflés, surtout celui de droite, et douloureux quand j’appuie dessus. Douleur aiguë, comme traversé par une aiguille. Qu’en est-il chez les filles ? Pris dix kilos et grandi de douze centimètres en un an. (Et gagné de l’allonge à la boxe, Manès avait raison.) Mes genoux me font mal, même la nuit. Douleurs de croissance. Violette disait que le jour où cela cesserait je commencerais à rapetisser. Mon image dans la grande glace des douches. Je ne m’y reconnais pas ! Ou, plus exactement, j’ai l’impression que j’y grandis sans moi. C’est pour le coup que mon corps devient un objet de curiosité. Quelle surprise, demain ? On ne sait jamais par où le corps va nous surprendre.
16 ans, 4 mois, 27 jours
Vendredi 8 mars 1940
Étienne affirme que frère Delaroué se caresse pendant qu’il nous surveille à l’étude. Ce que nous faisons sous nos draps il le ferait sous son bureau. Cela ne me paraît ni normal ni anormal ; juste déplacé quoique sans doute assez fréquent. L’idée de me branler en public ne me viendrait pas mais on peut concevoir qu’un coefficient de danger ajoute à l’intensité du plaisir. Étienne dit que frère Delaroué sort quelque chose de son cartable, une photo peut-être, pas une revue en tout cas, c’est beaucoup plus petit que Paris-Plaisirs , qu’il regarde la chose en question et qu’il se caresse en douce. C’est peut-être vrai, mais impossible à vérifier puisque frère Delaroué pose toujours son énorme cartable sur son bureau, ce qui dresse une muraille entre lui et nous. Étienne insiste : Mais si, je te jure, de la main droite, regarde ! C’est donc qu’il est droitier. Il est presque impossible de se branler sérieusement de la main gauche quand on est droitier. Parole de spécialiste.
16 ans, 5 mois
Dimanche 10 mars 1940
Rouard m’a mis K-O debout dans le coin du ring. Comme je n’avais pas baissé ma garde et que les cordes me soutenaient, il ne s’est pas tout de suite rendu compte de mon état et a continué de cogner jusqu’à ce que je m’effondre pour de bon. C’est mon premier K-O. (Le dernier, j’espère.) Expérience intéressante. D’abord, j’ai eu le temps d’admirer l’esquive de Rouard : fléchissement des genoux, du buste et du cou ; il s’est glissé sous ma garde et s’est redressé comme un ressort. J’étais encore en déséquilibre, en train d’admirer sa rapidité et de constater que j’étais foutu quand son poing m’a cueilli sous le menton. J’ai entendu une sorte de « floc », comme si mon cerveau était devenu liquide. Pendant qu’il cognait je continuais d’entendre ce qui se disait autour de nous mais je ne le comprenais plus. Il m’a débranché , ai-je pensé. Car dans cette demi-inconscience je pensais assez clairement, je raisonnais même, dans un temps devenu immobile, je me disais : C’est un beau contre, très violent ! Forcément, dans un contre le choc est produit par l’élan et le poids de nos deux corps ! Et puis aussi : Ça t’apprendra à te croire le plus rapide. Et puis encore : Quand on prétend être le plus rapide, il faut être le plus rapide. J’ai su, en tombant, que je m’évanouissais. Le coma lui-même n’a duré que sept ou huit secondes.
16 ans, 5 mois, 1 jour
Lundi 11 mars 1940
Effets secondaires du K-O. Pression intérieure sur mes yeux, ce matin. Comme si on cherchait à les pousser hors de leurs orbites. C’est passé dans la journée.
16 ans, 6 mois, 6 jours
Mardi 16 avril 1940
À la cantine, ce soir, œufs durs sur bouse d’épinards. Malemain nous fait observer que la pelouse a été tondue dans la journée. Ce qui est vrai. Il prétend que c’est chaque fois le cas. J’ai beau ne pas y croire — qu’ils nous font brouter leur herbe —, l’observation de Malemain influence ma perception gustative au point de donner à cette purée d’épinards bouillis un goût absolument vert. Le goût de cette odeur verte qui flotte dans l’air au-dessus des pelouses fraîchement tondues. Une quintessence végétale. C’est, j’en suis certain, le goût qu’auront pour moi les épinards jusqu’à la fin de mes jours. Un goût Malemain.
16 ans, 6 mois, 9 jours
Vendredi 19 avril 1940
Frère Delaroué se caresse bel et bien pendant l’étude. Il avait en tout cas, dans son cartable, le matériel nécessaire : dames nues sur cartes postales. Il ne l’a plus. Pendant que je l’attirais dans la buanderie pour lui faire constater une fuite d’eau (par moi provoquée), Étienne les lui a fauchées. C’est un vol dont le pauvre ne peut évidemment pas se plaindre, ce qui lui fait la mine égarée, mélange de fureur, de honte et de suspicion. Étienne et moi avons décidé d’utiliser les dames à notre profit. Il y en a cent vingt-cinq ! Comme nous nous attendons à une inspection des dortoirs sous un prétexte quelconque, nous les avons cachées à la chapelle où personne ne viendra les chercher. Nous en choisissons une de temps en temps, unique objet de notre amour. Chacun la sienne. Et nous l’aimons. Jusqu’à la suivante.
Les filles en font-elles autant avec l’image des hommes ? Les corps du Christ ou de saint Sébastien artistement dénudés dans le supplice suscitent-ils leurs extases ?
16 ans, 6 mois, 15 jours
Jeudi 25 avril 1940
La question des seins. (Ceux des femmes.) Je ne pense pas qu’il y ait objet d’adoration plus ravissant, plus émouvant et plus complexe que les seins des femmes. Maman me disait souvent : Tu m’as fait un abcès au sein. Elle parlait de l’époque où elle me nourrissait elle-même. Ce fut une période très brève de sa vie mais elle m’en parlait comme si, des années plus tard, elle en subissait encore les conséquences. Je me suis d’abord demandé — j’étais vraiment petit — ce qu’était un abcès. Le dictionnaire m’ayant renseigné ( amas de pus dans un tissu ou un organe ), j’ai cherché à me représenter un abcès au sein. Quoique n’y parvenant pas — imaginer un téton purulent était au-dessus de mes forces — j’en ai éprouvé une sincère désolation. Je n’étais pas triste pour maman mais pour les seins des femmes en général. Cette si touchante partie de leur corps devait être bien fragile pour que la bouche édentée d’un bébé pût transformer un mamelon en abcès purulent ! Pourtant, quand Marianne m’a montré les siens et qu’elle m’a permis de les toucher, ils ne m’ont pas paru fragiles. Ils étaient petits et durs au contraire ; les aréoles très larges, d’un rose pâle, leur faisaient une calotte d’évêque. Le mamelon brillait comme un bouton de nacre. Il est vrai que Marianne n’avait que quatorze ans, alors. Ses seins devaient être en train de se former. Si j’en juge par les cartes postales de notre divin harem, les seins changent beaucoup avec l’âge. Ils grossissent et s’assouplissent. Proportionnellement l’aréole semble rétrécir, le mamelon se dresse et paraît moins brillant, plus charnu. Étienne m’a prêté sa loupe de papillonniste pour aller y voir de près. Ils s’assouplissent aussi et prennent toutes les formes. Mais leur peau, elle, paraît toujours aussi fine, surtout la peau du dessous, celle qui rattache le sein au thorax. Je trouve incroyable qu’une aussi belle partie du corps féminin puisse être fonctionnelle . Que ces merveilles servent à gaver des nourrissons qui tirent dessus goulûment et bavent tout autour relève du sacrilège ! Bref, j’adore les seins des femmes. En tout cas, ceux de nos cent vingt-cinq amies, c’est-à-dire tous les seins de toutes les femmes, quels que soient leur taille, leur forme, leur poids, leur densité, leur carnation. Il me semble que le creux de mes mains est fait pour accueillir les seins des femmes, que ma peau y est assez douce pour la douceur de leur peau. Il ne se passera plus beaucoup de temps sans que je le vérifie pour de bon !
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