Lorsqu’il nous croisait, il relevait nos fautes de goût et nous transmettait les directives à suivre pour conformer notre aspect et nos comportements aux nouvelles normes. En deux mots, nous étions également priés de devenir des mods.
Il a fait repeindre la maison et a engagé une femme de ménage. Les chambres devaient être rangées et les lits faits lorsque nous quittions la maison.
Nombre de locataires ont fait les frais de ce revirement, Chess en tête. Il a tiré sa révérence et quitté Londres pour New York. Selon lui, Londres allait se scléroser et les meilleurs artistes quitteraient bientôt l’Angleterre. L’avenir se trouvait de l’autre côté de l’Atlantique.
Les contacts que j’avais avec Brian se sont peu à peu rafraîchis, d’autant que Birkin s’interposait en ma faveur lorsqu’il m’adressait un reproche.
J’ai néanmoins opéré quelques changements à mon look, cela me permettait de me fondre dans le décor quand je sortais avec Birkin. Je me suis coupé les cheveux et me suis offert quelques vêtements seyants. Birkin m’a accompagné dans les boutiques in pour guider mes achats. Considérant ma taille et ma corpulence, l’opération n’a pas été de tout repos.
Paradoxalement, les musiciens qui se produisaient dans les clubs que nous fréquentions affichaient une tête échevelée et mon ancien style négligé.
Birkin se changeait deux ou trois fois par jour. Le soir, avant de sortir, il déployait sa collection de costumes, essayait plusieurs chemises, enfilait des pulls, changeait de pantalon, se déshabillait et se rhabillait jusqu’à trouver la combinaison la mieux adaptée. Il se trémoussait devant le miroir du hall, allait d’avant en arrière, se tortillait, minaudait, me demandait mon avis. C’était à n’en plus finir.
Quand il n’était pas entièrement convaincu de son choix, il remisait ses costumes, rependait ses chemises, rangeait ses pulls au carré dans l’armoire, s’asseyait sur le lit et déclarait qu’il était hors de question qu’il sorte. Après quelques minutes, il se levait et reprenait le rituel en partant de zéro.
Lorsqu’il avait trouvé la tenue adéquate, il sélectionnait les effets que je devais porter pour être en harmonie avec lui, sans créer un contraste trop marquant ni ressembler à des jumeaux.
Ce cérémonial prenait plus d’une heure. C’était assommant et excessif, mais cela m’amusait. Birkin prenait cela très au sérieux. D’après lui, il était un homme mort si on le voyait deux fois avec les mêmes fringues.
Un jour, Birkin m’a donné l’ordre d’arrêter de laver les vitres. Les mods crachaient sur le prolétariat. Je devais brûler ma salopette et venir travailler avec lui, il avait décroché un job chez un disquaire de King’s Road. Il avait trouvé grâce aux yeux du propriétaire et s’est débrouillé pour me faire engager. L’activité était florissante et le personnel qualifié manquait.
Dans un premier temps, je rangeais le stock dans l’arrière-boutique. Après quelques jours, le patron a trouvé que mon accent bizarre avait un certain charme et m’a muté au comptoir auprès de Birkin.
Ma faible connaissance du marché ne constituait pas un obstacle majeur, les questions les plus pointues se limitaient à connaître la date de sortie du prochain single des Beatles ou du futur album des Stones. Quand arrivaient ces dates fatidiques, les files s’allongeaient sur le trottoir et les journées étaient interminables. J’ai vécu des heures inoubliables lors de la sortie du deuxième album des Who, A Quick One , avec son titre provocateur et sa pochette pop art colorée.
Birkin et moi étions inséparables. Tout nous opposait. Je me fichais des fringues, il ne s’intéressait pas à la littérature. Notre seul point commun était le culte que nous vouions au rock.
En le côtoyant, j’ai changé de style. À mon contact, il a saisi le bénéfice qu’il pouvait tirer de la lecture. J’avais commencé à lire en anglais et je m’étais rendu compte de l’ampleur de la tâche qui me guettait. Le vocabulaire était plus étendu qu’en français, je devais sans cesse recourir à un dictionnaire pour saisir le sens d’un mot ou d’une phrase. Birkin m’a dévisagé comme s’il était frappé de stupeur lorsque je lui ai appris que Mick Jagger avait glissé une phrase tirée d’ Ulysse de James Joyce dans Paint It Black.
Lucy est partie un matin. Brian avait poussé le bouchon trop loin. Elle est partie, sans une explication, sans laisser un bout de papier dans l’une de mes poches. Nous nous voyions moins, mais ce départ sans préavis m’a laissé un goût amer. Je me sentais frustré, trahi, laissé pour compte.
Ce soir-là, j’ai eu un coup de cafard et j’ai retracé mon parcours à Birkin. Nous devions aller voir John Mayall, mais il est resté près de moi, sans se lever de sa chaise, sans m’interrompre, sans lancer de coup d’œil à sa montre. Il m’a écouté, avec ses yeux ronds, ses plis dans le front et son air stupéfait.
À son tour, il s’est ouvert. Son père était quelqu’un de connu en politique. Il ne supportait pas ce milieu hypocrite. Il ne m’en a pas dit plus.
Nous sortions tous les soirs. Nous écumions les clubs de la capitale. Mes nuits étaient peuplées de rock, de ce rock pur et vivant qui n’avait rien à voir avec le produit que l’on trouvait dans les disques que nous vendions. Au milieu des cris, dans une salle enfumée parcourue par l’odeur de la bière, du tabac, de la sueur et de l’urine, même l’espace entre deux rocks était du rock. Les fausses notes, le Larsen, les coups de gueule et les morceaux de bravoure faisaient partie de notre univers.
J’ai fait la connaissance de nombreux groupes, des formations réputées comme Manfred Mann, le Spencer Davis Group ou les Yardbirds, mais aussi des musiciens prometteurs qui faisaient leurs débuts au Marquee, tels Pink Floyd, The Actions, David Bowie ou Al Stewart.
Nous étions au Scotch of Saint James lors d’un passage de Jimi Hendrix. Le souvenir de ce moment reste tatoué dans ma mémoire.
Au début, Jimi se penchait sur sa guitare, l’air inspiré, les yeux fermés. Soudain, il se mettait à tourbillonner. Il s’agitait, jouait avec les dents, le coude, raclait les cordes de sa Fender contre la scène. Des bombes explosaient, des sirènes hurlaient, des Stukas piquaient sur Londres comme en plein Blitz.
Il était capable de recréer un contexte sonore et visuel en trois dimensions à l’aide de sa Stratocaster et d’une pédale fuzz.
Subjugués par son talent, nous sommes retournés le voir au Bag O’Nails. Chacun de ses concerts était unique.
Le Crawdaddy restait l’un de nos endroits de prédilection. Les Stones y avaient été le groupe à résidence, mais leur popularité battait de l’aile. Pour leur malheur, Mick Jagger était devenu l’hôte le plus brigué de la planète. Il prenait son rôle à cœur et voyageait dans des sphères supérieures.
Les Yardbirds les avaient remplacés. Jeff Beck occupait désormais la place laissée par Clapton. La basse était tenue par un certain Jimmy Page, un gars de mon âge, un musicien de studio à la virtuosité phénoménale. De temps à autre, il troquait sa basse pour une Gibson à double manche sur laquelle il jouait avec un archet.
Nous terminions nos nuits à l’Adlib Club ou au Speakeasy. Contrairement à ce que tentaient de faire croire les magazines spécialisés, les groupes de rock qui squattaient les places d’honneur au Top 50 se connaissaient bien et n’étaient pas rivaux. Les Beatles et les Rolling Stones étaient des habitués de l’Adlib. Des cohortes de fils à papa faisaient le poireau dans la boîte avec l’espoir de les voir débarquer. Ils se shootaient à la cocaïne et avalaient des litres de whisky jusqu’à sombrer dans un coma éthylique.
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