Sur la scène, je ne voyais que Mick Jagger. Il était sauvage et obscène. Ses lèvres rouge sang, épaisses et luisantes illuminaient la salle tel un phare. Il se déhanchait, rabattait ses cheveux sur son visage, courait d’un bout à l’autre de la scène, tournait le dos au public, se pliait en deux, remuait les fesses, glissait le micro entre ses jambes.
Noyés dans le vacarme, ils ont chanté une dizaine de chansons. Satisfaction était la dernière, le sommet, l’apothéose. Le public s’est rué vers la sortie quand ils ont quitté la scène, dans l’espoir de les rattraper avant leur départ.
Je me suis assis, assommé, épuisé, émerveillé, terrorisé.
Lorsque les derniers spectateurs ont quitté la salle, j’étais vissé sur mon siège. Je voulais m’imprégner de ces instants jusqu’à l’ultime fraction de seconde. Je savais que désormais, rien ne serait plus comme avant.
Quand le service de nettoyage a fait irruption dans la salle, j’étais toujours prostré. Ils m’ont interpellé et m’ont demandé ce que je faisais là.
Je suis sorti du brouillard.
Une forte odeur d’urine contrariait mes narines. Les filles avaient hurlé avec tellement de passion qu’elles s’étaient pissé dessus. Le sol était moite, l’odeur prenait à la gorge.
Par la suite, je me suis habitué à cette puanteur. J’ai fini par la considérer comme l’indicateur d’un bon concert de rock.
Le mardi 21 septembre, Dominique avança dans le couloir et entama son mode de fonctionnement routinier. Après avoir parodié un échange vaudevillesque, il entra dans la chambre.
Il salua X Midi, déposa la télécommande dans sa main et lui choisit le prénom du jour sans recevoir de réaction de sa part.
Lorsqu’il entama les massages, il perçut un infime frémissement dans les membres de l’homme.
Il observa son visage.
Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front et ses lèvres tremblaient légèrement. Il décela un éclat inhabituel dans son regard. L’homme centrait son attention sur l’écran de la télévision et semblait en proie à une vive agitation intérieure.
La chaîne diffusait un reportage sur U2, le groupe irlandais qui se produisait le lendemain au stade Roi Baudouin, à Bruxelles. La totalité des places avait été vendue depuis plus d’un an et le concert se jouerait à guichet fermé. Les admirateurs du groupe étaient sur les charbons ardents et l’arrivée imminente des musiciens provoquait une grande effervescence dans la capitale belge.
Le court-métrage retraçait les préparatifs du 360 ° Tour. On y voyait le groupe sur scène, interprétant Get On Your Boots , l’un des morceaux de leur dernier album.
Dominique poursuivit ses soins comme s’il n’avait rien remarqué. Après quelques instants, il se redressa avec nonchalance.
— J’ai bu trop de café, Barnabé, je dois aller au petit endroit. Surtout, ne t’en va pas, je reviens tout de suite.
Il s’assura que la télécommande était ancrée dans la main de X Midi. Avant de quitter la pièce, il bascula le programme de la télévision sur une chaîne de téléachats. Il referma ensuite la porte derrière lui, s’éloigna dans le couloir et se tint à proximité de la porte.
Il interdit l’accès à une infirmière qui se dirigeait vers la chambre.
— Reviens plus tard, s’il te plaît. Je fais une petite expérience.
Il patienta encore quelques instants puis fit son retour dans la chambre.
La télévision diffusait à nouveau le reportage sur le groupe de rock et le volume du son était plus élevé.
Il s’approcha et s’immobilisa au milieu de la chambre, les poings sur les hanches, l’air faussement ébahi.
Après quelques instants, les yeux de l’homme quittèrent l’écran et s’ancrèrent dans les siens.
Il cligna des yeux et des larmes apparurent.
Dominique ne se méprit pas, il n’y avait pas de tristesse dans ces larmes, X Midi était pris d’un inextinguible fou rire.
Dominique se pencha vers lui, lui épongea les yeux.
— Tu sais quoi, Barnabé ? Je t’aime.
37
J’espère mourir avant d’être vieux
Avec ses yeux ronds et sa mimique d’abruti, sa tête valait le détour. Moi aussi, je l’aime bien. Il me soulage et me fait rire. Il s’adresse à moi normalement. Les gens qui passent s’imaginent que je suis sourd parce que je ne parle pas. Ils se mettent à hurler, me parlent en petit nègre ou articulent des mots simplets comme si j’étais un enfant.
Cela fait plus d’un demi-siècle que la disquaire a lancé son funeste présage et le rock est toujours bien vivant. Il semble même au mieux de sa forme : ces Irlandais libèrent une puissance impressionnante.
Rubber Soul est sorti à Noël. La presse estimait que c’était l’album le plus complexe et le plus abouti des Beatles. Pour ma part, j’étais quelque peu déçu, je trouvais que le beat était plus mou et que certains textes sentaient la prise de tête. C’étaient les signes avant-coureurs d’un changement profond, une frange non négligeable du rock allait se ramollir et se prendre au sérieux.
Birkin est arrivé dans les premiers jours de 66. C’était un frileux matin d’hiver, je partais travailler. J’ai ouvert la porte. Comme un mirage, il a émergé du brouillard qui engloutissait la rue.
Je n’ai jamais su si ce n’était qu’un surnom ou s’il s’appelait réellement Birkin, mais tout le monde l’appelait comme cela.
Birkin venait de nulle part. Il m’a dit qu’il arrivait en droite ligne de Buenos Aires où il avait vécu deux ans. J’ai remarqué par la suite que sa version changeait selon les circonstances et les gens auxquels il s’adressait.
Il était petit, maigrichon et portait des cheveux courts avec une raie bien nette sur le côté. Il débordait d’énergie et semblait à tout moment détenir la nouvelle la plus surprenante qui soit. C’était un ami d’enfance de Brian. Il connaissait tout le monde à Londres et jouait de l’harmonica comme un dieu.
Il a emménagé dans ma chambre, suivi de près par ses quinze valises.
Nous nous situions aux antipodes l’un de l’autre, tant par notre apparence que par notre tempérament. Il était toujours tiré à quatre épingles, j’étais débraillé, il parlait sans cesse, j’étais taciturne. Il se levait chaque matin de bonne humeur et voyait la vie de manière positive, je me méfiais de tout. Nous sommes pourtant devenus les meilleurs amis du monde.
À toute heure du jour ou de la nuit, il sortait son harmonica de sa poche, l’emprisonnait au creux de ses mains et le faisait rire ou pleurer. Je n’en croyais pas mes oreilles. C’était comme si ce banal morceau de bois était animé par ses propres émotions. J’étais ébloui par son talent. J’interrompais ce que je faisais et je l’écoutais, subjugué.
Birkin faisait partie des mods. La jeunesse branchée londonienne était divisée en deux clans distincts et rivaux, les mods et les rockers. Une maxime affirmait qu’il fallait être mod ou rocker pour être quelque chose. Je ne comprenais rien aux courants de pensée et aux préférences musicales qui les opposaient, les raisons de leur antagonisme m’échappaient.
D’après Birkin, les mods étaient des citoyens du monde qui se voulaient tournés vers l’avenir, ils étaient optimistes et décontractés. En public, un mod se devait de ne jamais sourire. Shepherd’s Bush, un quartier à l’ouest de Londres, était leur point de ralliement.
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