Une autre fois, elle s’était composé une monstrueuse grimace en comprimant son visage entre ses mains. Elle m’a demandé d’une voix nasillarde si j’étais prêt à me faire sucer par une femme avec une tête pareille. Elle ne voulait pas qu’on la considère comme une prostituée, c’était sa façon de se disculper et de prendre du recul par rapport à l’acte.
Ses pitreries terminées, elle prenait une gorgée de thé brûlant et prenait mon sexe dans sa bouche. L’effet était prodigieux, je parvenais à l’orgasme en quelques minutes. Quand j’éjaculais, elle comprimait mon gland entre ses seins et récoltait mon sperme dans ses mains.
Le jour de mes vingt ans, elle m’a gardé dans sa bouche et a avalé ma semence. Elle ne m’a pas réclamé d’argent et m’a demandé de rester avec elle. Je ne m’étais pas rendu compte avant ce moment que notre relation avait pris un tour nouveau.
Il m’a fallu près de trois mois pour maîtriser les rudiments de la langue anglaise et commencer à me faire comprendre. Petit à petit, j’ai pu me mêler aux conversations.
Chaque jour, les journaux rapportaient que Johnson avait ordonné de nouveaux bombardements au Vietnam. Le peuple vietnamien crevait sous les tonnes de bombes au napalm.
Les locataires de la maison en parlaient à peine. Pour eux, le monde tournait autour de la musique. Les swinging sixties battaient leur plein et la déferlante des groupes britanniques constituait le principal sujet de conversation. Il n’était de jour sans que l’on annonce l’ascension d’un nouveau groupe. Tous avaient du génie, de l’inventivité et un avenir assuré. En plus des Beatles, les incontestables têtes de liste qui en étaient à leur quatrième album, des dizaines de groupes se profilaient comme candidats à leur succession.
Ils en parlaient à longueur de journée avec une passion qui frisait l’hystérie. Certains ne juraient que par les Rolling Stones qui avaient pris le contre-pied des gentils Beatles en se profilant comme les méchants Stones. D’autres idolâtraient les Pretty Things. Plus laids les uns que les autres, ils cherchaient à se démarquer des Stones en étant plus odieux et en faisant faire plus de bruit qu’eux.
Chess voyait en les Animals les meilleurs représentants du rock britannique, grâce à Alan Price et à son orgue survolté ou à Eric Burdon qui ne chantait pas juste, mais criait de manière passionnée et sauvage. Manfred Mann remportait la faveur d’un bon nombre, c’était un groupe de musiciens professionnels composé d’un vrai chanteur et d’un faux batteur qui tenait ses bâtons comme s’il faisait monter des œufs en neige.
Brian, fidèle à ses origines, trouvait que les Kinks avaient de la classe sous couvert qu’ils montaient sur scène dans des vestes de chasse rouges. En revanche, il désapprouvait les Who qui cassaient tout pendant leurs concerts et quittaient la scène en la laissant tel un champ de bataille avec des résidus de batterie, des fragments de guitares et des morceaux d’amplis qui jonchaient le sol.
C’est lors d’une de ces discussions que j’ai appris qui était Eric Clapton. Après le triomphe de For Your Love , il avait quitté les Yardbirds et avait rejoint les Bluesbreakers de John Mayall pour retourner au blues.
Une chose était sûre, que le sujet soit la politique, le sexe ou la drogue, tout passait par le rock’n’roll.
À l’automne, j’ai reçu des nouvelles de Paris. La mort de Floriane avait des côtés sombres et j’étais recherché comme témoin. La police connaissait l’un de mes surnoms, mais ne m’avait pas identifié. Roman et Jimbo étaient eux aussi recherchés. Aux dernières nouvelles, ils avaient embarqué pour l’Amérique du Sud.
Pour brouiller les pistes, et à la demande de Lucy, je m’étais rasé. Elle disait que la barbe faisait vieux jeu, aucune star du rock, à part le pseudo-intellectuel de Manfred Mann, n’en portait. Nous poursuivions notre relation particulière. J’aimais m’endormir dans son corps. Elle était douce et me faisait rire. Elle m’écrivait des mots gentils ou drôles qu’elle glissait dans mes poches et que je découvrais au fil de la journée.
Brian ne connaissait pas la nature de notre relation. Il ne l’aurait pas supporté et nous aurait jetés à la rue.
Les nouvelles en provenance de Paris me poussaient à me faire confectionner d’autres papiers. J’avais reçu l’adresse d’un restaurant dans Clerkenwell Road. Il suffisait de commander le plat du jour et de glisser un mot de passe au serveur.
Dès le lendemain, j’y suis allé. Ils pouvaient me fournir un passeport canadien plus vrai que nature, mais il fallait attendre plusieurs semaines et débourser une somme que j’étais loin de posséder.
Par la force des choses, je suis devenu laveur de vitres. J’ai acheté le matériel nécessaire chez Domestic’s et j’ai entamé ma prospection en sonnant aux portes des maisons du quartier.
Hampstead était un coin prospère. Je prenais l’air du gars de bonne volonté. J’expliquais que j’étais Français, que je faisais le tour du monde et que je ne connaissais que quelques mots d’anglais. Assez rapidement, j’ai acquis ma clientèle.
Ce boulot me convenait. Hormis quelques phrases de politesse et des banalités sur la météo, nous en restions là, on me fichait la paix. Je faisais mon travail sans me hâter, sans bâcler le résultat ou chercher à augmenter ma cadence comme le faisaient mes pairs. Je n’avais pas de tarif, les gens me donnaient ce qu’ils voulaient. Certains en profitaient et me refilaient quelques pièces de monnaie, d’autres se montraient d’une générosité surprenante.
En septembre, l’un de mes clients m’a demandé si je connaissais un groupe appelé les Rolling Stones. Son fils avait une place pour un concert qui se déroulait le soir même, mais il avait quarante de fièvre. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je lui ai confié que j’étais fou de rock, il m’a donné une tape dans le dos et m’a offert le billet d’entrée.
Je suis rentré chez Brian en guettant les passants, le précieux billet serré contre mon cœur. Je l’aurais déposé dans le coffre-fort d’une banque si j’en avais eu les moyens. Après le concert, j’ai conservé le coupon jusqu’à ce qu’il se désagrège et devienne poussière. J’ai encore sous les yeux le petit carré de papier blanc. Je peux y lire les références qui y étaient inscrites, Stalls 8 juin J 24.
Je n’étais jamais allé à un concert et je ne connaissais du rock que ce que j’en entendais par les disques ou ce que j’en voyais à la télévision.
Nous étions le 24 septembre et ce jour-là, les Stones sortaient leur deuxième album, Out of Our Head , qui reprenait entre autres, le sulfureux single Satisfaction . Ils entamaient la campagne de promotion par une tournée britannique.
Le stage show avait lieu à l’Astoria Theatre de Finsbury Park. Les Stones se produisaient à deux reprises, la première fois aux environs de dix-huit heures, la seconde à vingt et une heures.
Mon billet était valable pour la deuxième session. Je suis arrivé sur place avec une heure d’avance. J’avais bu et fumé en prévision de l’événement.
La salle était déjà pleine à craquer. Des centaines de filles criaient sans discontinuer. Je pensais qu’elles allaient s’arrêter quand les Stones entreraient en scène.
Lorsque le rideau s’est levé, les hurlements ont redoublé. Je parvenais à peine à entendre le riff d’entrée de Keith Richards. Mon voisin m’a crié dans l’oreille qu’il s’agissait de She Said Yeah . Les filles se sont mises à pleurer, à secouer la tête, certaines défaillaient et devaient être évacuées sur une civière. Les gens martelaient le sol, gesticulaient, frappaient dans les mains.
Читать дальше