Il leva les bras au ciel et les laissa retomber le long de son corps.
— Je t’ai montré tout ce que j’avais, Baudouin. Tu veux que j’en amène d’autres demain ?
L’homme détourna les yeux.
Dominique dut se rendre à l’évidence, les espoirs nés la veille n’avaient été que de courte durée, X Midi s’était refermé comme une huître.
Nous jouions chaque soir, et chaque soir, plus de monde nous rejoignait. La cave de Brian était l’endroit branché, le rendez-vous privé des après-concerts où il était de bon ton d’être convié.
Birkin et moi étions devenus des oiseaux de nuit à la réputation bien trempée. La faune qui hantait les clubs londoniens guettait notre arrivée, nous saluait, nous offrait des verres, sollicitait notre avis, fondait l’espoir que nous les invitions chez Brian.
Certains soirs, des dizaines de personnes attendaient sur le trottoir.
Cet attroupement bruyant ne plaisait pas aux voisins. Plus d’une fois, la police est intervenue, mais n’a rien trouvé à redire. Aucune loi n’interdisait d’avoir des invités, même tous les soirs de la semaine. Leurs visites se concluaient généralement par une injonction à respecter le sommeil des riverains.
Lorsque nous arrivions avec nos invités, nous descendions et prenions possession des lieux. Brian opérait sa sélection parmi les badauds qui patientaient à l’extérieur. Le critère prédominant était la hauteur du billet que lui tendaient les postulants. Il redescendait aussitôt et s’installait derrière le bar jusqu’à l’aube.
En automne, Birkin et moi sommes allés au Klooks Kleek, un petit club situé dans les étages du Railway Hotel, à West Hamstead, pas très loin de chez Brian. Cream, le nouveau groupe d’Eric Clapton, y donnait un stage show.
J’avais souvent entendu parler du batteur, Ginger Baker, mais je ne l’avais jamais vu à l’œuvre. Quand nous sommes arrivés, sa Ludwig argentée attendait sur la scène, un énorme Ginger inscrit sur l’une des grosses caisses, un Baker tout aussi imposant sur l’autre.
J’étais intrigué par le nombre d’accessoires et de percussions qu’il avait ajoutés à son instrument ; des congas, des shimes, des clochettes, mais aussi certaines pièces que je n’avais jamais vues installées sur une batterie, comme une bouteille de whisky vide.
Le trio est arrivé avec une heure de retard. Ils ont fendu la foule en traînant les pieds et sont montés sur scène.
La salle était survoltée. Jack Bruce et Eric Clapton arboraient des moustaches d’un autre siècle. Ginger Baker était roux, hirsute, barbu et semblait en phase terminale d’une longue maladie. Ils étaient tous trois vêtus d’amples chemises bariolées, c’était le look dans le coup, un nouveau courant venu de Californie qui allait tout balayer sur son passage. Les Américains allaient prendre leur revanche, tout se passerait bientôt à San Francisco.
Nous nous attendions à ce qu’ils jouent du blues et ils ont joué du blues ; mais ce blues-là était une combinaison savante de blues, de rock, de country et de jazz. Leur virtuosité faisait le reste.
Clapton méritait son surnom, il jouait comme un dieu. Ramassé sur sa guitare, il paraissait absent, absorbé dans ses constructions complexes. La salle était suspendue à ses notes. Sa vitesse d’exécution était phénoménale, ses solos vertigineux. De temps à autre, sa guitare partait dans une envolée lyrique qui se terminait sur une note soutenue qui flanquait le frisson.
Le jeu de Ginger Baker était à couper le souffle. Avec son visage émacié, son teint blafard et ses dents pourries, il symbolisait le batteur suprême. Il jouait comme s’il ne lui restait que quelques heures à vivre, comme s’il pouvait encore sauver sa peau à condition qu’il cogne suffisamment fort pour éloigner le mauvais sort. Les yeux exorbités, la bouche béante, il s’immergeait dans d’interminables roulements qui emportaient tout avec eux.
À la fin du concert, je tremblais de tous mes membres. Le phénomène d’identification avait fait son œuvre, j’allais me laisser pousser la barbe et les cheveux. Plus tard, je les passerais à l’eau oxygénée pour qu’ils se rapprochent de la couleur de Ginger.
Nous sommes allés au Speakeasy. Nous savions que Clapton risquait d’y faire un saut. Il a débarqué une heure plus tard. Il était accompagné par sa clique de parasites. Ni Bruce ni Baker n’étaient là. Ils se sont installés au fond du club, indifférents à ce qui se passait dans la salle et sur la scène.
Lorsque nous avons quitté le club, une quinzaine de gars nous ont suivis, des habitués pour la plupart. À notre grande surprise, Clapton nous a emboîté le pas, une partie de sa bande sur ses talons.
Tout ce beau monde est arrivé à la cave en même temps. Brian a frisé la syncope quand il a reconnu Clapton. J’étais également tétanisé par sa présence. Quelques types ont pris les guitares, je me suis mis à la batterie et nous avons commencé à jouer.
À force d’observer le jeu des batteurs, j’avais enrichi le mien. La plupart des batteurs de rock jouaient les quatre temps sur le charleston. Pour ma part, je m’arrêtais en position levée sur le deuxième et le quatrième temps, ceux qui formaient le backbeat, et je laissais la caisse claire dominer. Je traînais un peu sur celle-ci, mais j’étais parfaitement en place sur le charleston.
Le style de chaque batteur était déterminé par ce décalage infime entre les deux. Cette manière de faire durer la mesure un peu plus longtemps caractérisait mon jeu et les musicos avec lesquels je jouais aimaient cela.
Clapton était accoudé au bar. Il buvait, fumait et bavardait, des filles accrochées à ses basques. De temps à autre, il jetait un coup d’œil dans notre direction, c’était machinal, comme s’il avait devant les yeux une télévision qui diffuse un match de foot sans le son.
Entre deux morceaux, j’avalais des pilules par poignées. Quelques verres plus tard, les échanges se sont animés et Clapton est venu dans notre direction. Nous nous sommes arrêtés de jouer. Il a pris une guitare, l’a accordée, a réglé le son, a donné quelques instructions au bassiste. Ce dernier m’a adressé un clin d’œil, s’est penché sur le micro, a compté jusqu’à quatre.
Nous avons joué pendant une heure ou deux. Des standards de rock et de blues. Je ne me souviens ni des titres ni de la façon dont je les ai interprétés. J’avais perdu la notion du temps et de l’espace.
Après le dernier morceau, la salle s’est déchaînée. Clapton s’est tourné vers moi, a levé son pouce et m’a dit que j’avais assuré.
Il n’a rien dit de plus, mais il n’aurait rien pu dire de mieux.
J’avais assuré.
Plus tard, Birkin m’a dit que j’avais été impérial.
Je n’étais pas encore le meilleur batteur de la planète, mais j’avais joué avec Clapton et j’avais assuré.
Mary a fait son apparition le lendemain de ce fameux soir. Si je n’avais été encouragé par les paroles de Clapton, je serais sans doute resté cloîtré dans mon mutisme habituel.
Mary est née un soir de réveillon, pendant la dernière heure du dernier jour de l’année 1946.
Ses parents descendaient de la petite-bourgeoisie. C’étaient de fervents anglicans, bien-pensants et attachés aux grands principes. Malgré leur dévotion, ils ont divorcé quand elle avait dix ans. Elle a quitté Londres pour suivre sa mère et s’installer à la périphérie d’une petite ville dans le Berkshire. Sa mère y avait trouvé un emploi dans une librairie du centre.
Читать дальше