Bon nombre de musiciens se rendaient au Speakeasy après leurs concerts. Ceux qui y venaient ne se prenaient pas au sérieux et étaient accessibles. Si l’on montrait patte blanche, il était possible de les approcher et d’échanger avec eux.
C’est là que j’ai fait la connaissance de quelques pointures avec qui j’ai sympathisé, Andy White, Ritchie Blackmore, John Lord, Jeff Beck ou encore Bobbie Clarke.
Jimi Hendrix y est venu une ou deux fois. Autant il explosait sur scène, autant il était discret en dehors. Il s’asseyait dans le fond de la salle et dessinait sur des cartons de bière.
Je buvais beaucoup et fumais de grandes quantités d’herbe. Nous ne rentrions qu’à l’aube et le disquaire ouvrait les portes à neuf heures, nous ne dormions que quelques heures. Pour tenir le coup, nous renforcions l’effet de l’herbe en avalant des pilules de méthédrine ou de benzédrine.
La recette était simple ; un joint, un comprimé, un joint, un comprimé. Birkin m’avait refilé le tuyau. Durant la guerre, ces amphétamines avaient permis aux soldats anglais de rester éveillés pendant plusieurs jours.
Nous entendions souvent parler de l’acide, mais il ne circulait pas en Angleterre. Il était considéré comme un produit de prestige qui ne s’adressait qu’à une certaine élite. Selon la rumeur, tout ce que l’Amérique comptait comme artistes était devenu accro au LSD.
Une nuit, alors que nous étions au Speakeasy, quelques musiciens sont montés sur scène pour bœuffer. Après quelques morceaux ils ont demandé s’il y avait un harmoniciste dans la salle. Birkin a fait une grimace, s’est levé et est allé les rejoindre.
Deux heures plus tard, nous débarquions à une vingtaine chez Brian.
Birkin, complètement ivre, galvanisé par le triomphe qu’il venait de remporter au Speakeasy, l’a tiré hors du lit et lui a ordonné de nous remettre les clés de la cave.
Nous nous sommes précipités dans l’escalier, avons allumé les amplis et branché les guitares. Denny Laine et un autre type se sont rués sur les instruments. Denny avait été le guitariste des Moody Blues. Il avait quitté le groupe et errait comme une âme en peine. L’autre était bassiste. Je me suis mis à la batterie, Birkin au chant et à l’harmonica.
Je n’avais plus joué depuis longtemps. J’avais bien tenté de traîner au coin d’Archer Street l’un ou l’autre lundi, comme le faisaient les musiciens en quête de travail, mais je n’étais jamais parvenu à me vendre. Ma réserve et mon manque de maîtrise de la langue me desservaient et les Anglais présents raflaient la mise.
Par chance, les dizaines de pilules que j’avais avalées avaient levé mon inhibition naturelle et désamorcé mon trac. Il ne m’a fallu que quelques minutes pour retrouver mes sensations. Je me suis identifié à Keith Moon et me suis appliqué.
Nous avons joué jusqu’à huit heures du matin. Quand nous avons arrêté, une centaine de types venus de je ne sais où se massaient dans la cave. Brian, habillé à la hâte, les cheveux hirsutes, s’était mis derrière le bar. Il avait vidé les frigos et encaissé un bon paquet de fric.
La période la plus mouvementée de ma vie a commencé ce soir-là pour se terminer quelques semaines plus tard, avec l’entrée de Mary dans ma vie.
Ce furent des semaines de folie. Nous passions notre temps à courir comme des dératés, à dépenser en une heure l’argent que nous gagnions en une semaine, à suivre des concerts et à nous précipiter dans la cave pour rejouer ce que nous avions entendu.
Nous passions notre temps à faire du rock, à parler de rock, à boire, à fumer et à avaler des centaines de pilules.
C’était futile et destructeur. Avec le recul, je garde pourtant de cette période la sensation que j’étais devenu moi-même.
Birkin et moi formions une paire déjantée, dépareillée et indestructible. Il a été l’un des rares cadeaux que le ciel m’a offerts. Il m’a appris la beauté et la richesse de l’amitié.
Quand le moment est venu, il s’est sacrifié pour me sortir de l’enfer. Quand je pense à lui, mon regard se trouble et mon cœur s’emballe.
Elle est entrée.
Les murs ont vacillé et la pièce s’est recroquevillée autour d’elle. Mes muscles se sont figés. J’ai arrêté de battre la mesure.
Selon Platon, il existait à l’origine des êtres androgynes composés de quatre bras, de quatre jambes et d’une tête à deux visages. Zeus, craignant leur puissance, aurait décidé de les couper en deux, les condamnant de la sorte à passer leur vie à rechercher leur part manquante.
Elle s’appelait Mary, elle a été toute ma vie.
Dominique arriva de bonne heure à la clinique. Il gara sa voiture dans le parking, ouvrit le coffre et en sortit une chaîne stéréo portable qu’il chargea sur son épaule.
Il pénétra dans la clinique, salua l’assemblée et se dirigea vers la chambre de X Midi.
Lorsqu’il fut à proximité de la porte, il entama son dialogue imaginaire habituel.
— Tiens, Dominique, bonjour. Dis-moi, c’est qui, tout ce monde avec toi ?
— Tu ne les reconnais pas ?
— Leur tête me dit quelque chose.
— J’imagine ! Tu les as vus hier à la télévision. Lui, c’est Bono, et là, c’est The Edge.
— Ah oui, c’est U2 ?
— Oui, ils sont venus à Bruxelles pour le concert de ce soir. Comme ils étaient dans le coin, je leur ai demandé de venir jouer pour toi.
Il plongea dans la chambre, l’air goguenard. X Midi épiait son arrivée du coin de l’œil.
Dominique éteignit la télévision.
— Alors comme ça, tu aimes le rock, Baudouin ?
Il approcha du lit.
— Tu t’appelles Baudouin ? Cligne une fois si tu t’appelles Baudouin, deux fois si je me trompe.
L’homme ne réagit pas.
— Tu aimes le swing ? On va travailler en rythme. J’ai pris quelques bons rocks avec moi.
Il approcha la table roulante et y installa la stéréo. Il choisit un CD et l’inséra dans le lecteur.
Les premiers accords de One résonnèrent dans la chambre.
Dominique prit les pans de sa blouse, leva les bras et se mit à tournoyer dans la chambre.
— Tu reconnais ? C’est U2. C’est la chanson préférée des auditeurs de Classic 21. C’est celle que tu préfères ?
Il se pencha vers X Midi, leva les sourcils.
— Alors, Baudouin, tu l’aimes, celle-là ?
Il se mit à rire.
— Tu préfères que je remette la télévision ?
L’homme le fixait sans ciller.
— Si tu veux, je t’en mets une autre, pour voir tes goûts.
Il inséra un autre disque, le laissa tourner pendant quelques instants.
— With or Without You. Elle te plaît, celle-là ?
Il répéta la manœuvre avec d’autres disques, sans succès.
Il changea de tactique.
— Quel idiot je suis ! Tu aimes les groupes plus anciens, c’est ça ?
Il prit une dizaine de disques et fit défiler les pochettes devant les yeux de l’homme.
— S’il y a quelque chose que tu veux entendre, tu clignes des yeux une fois, d’accord ?
Il passa les CD les uns après les autres en citant le nom des artistes.
— Cure ? Clash ? Tu aimes le punk, Baudouin ? Bon Jovi ? Phil Collins ? J’adore Phil Collins. Les Eagles ? Santana ? Supertramp ? Queen ? Ouah, Freddie Mercury, quel chanteur ! Simple Minds ? Non pas Simple Minds, tu as raison.
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