Marc Levy - Vous revoir
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— Vous n’êtes pas venu me voir ce matin juste pour me dire merci ?
— Je suis venu vous voir parce que, sans que je puisse vous l’expliquer, vous me manquiez.
— Il ne faut pas dire ce genre de choses.
— Pourquoi ? Ces mots font peur ?
— Mon père aussi disait de jolies phrases à ma mère quand il voulait la séduire.
— Mais vous n’êtes pas elle.
— Non, j’ai un métier, une carrière, un but à atteindre, et rien ne m’en écarte, c’est ma liberté.
— Je sais, c’est pour cela que…
— Que quoi ? dit-elle en l’interrompant.
— Rien, mais je pense que ce n’est pas seulement l’endroit où l’on va qui donne un sens à la vie, mais aussi la façon dont on s’y rend.
— C’est ce que vous disait votre mère ?
— Non, c’est ce que je pense.
— Alors pourquoi avoir rompu avec cette femme qui vous manque tant ? Pour quelques incompatibilités ?
— Disons que nous sommes passés très près l’un de l’autre. Je n’étais que locataire de ce bonheur, elle n’a pas pu renouveler mon bail.
— Lequel des deux a rompu ?
— Elle m’a quitté et moi je l’ai laissée partir.
— Pourquoi ne pas vous être battu ?
— Parce que c’est un combat qui lui aurait fait du mal. C’était une question posée à l’intelligence du cœur. Privilégier le bonheur de l’autre au détriment du sien, c’est une jolie raison, non ?
— Vous n’en êtes toujours pas guéri.
— Je n’étais pas malade !
— Je ressemble à cette femme ?
— Vous avez quelques mois de plus qu’elle.
De l’autre côté de la rue, un magasinier fermait son échoppe à touristes. Il rentrait les tourniquets à cartes postales.
— Nous aurions dû en acheter une, dit Arthur, je vous aurais écrit quelques mots et vous l’aurais postée.
— Vous croyez vraiment que l’on peut aimer toute une vie la même personne ? demanda Lauren.
— Je n’ai jamais eu peur du quotidien, l’habitude n’est pas une fatalité. On peut réinventer chaque jour le luxe et le banal, la démesure et le commun. Je crois à la passion qui se développe, à la mémoire du sentiment. Je suis désolé, tout cela est de la faute de ma mère, elle m’a gavé d’idéaux amoureux. Cela place la barre très haut.
— Pour l’autre ?
— Non, pour soi-même, je fais vieux jeu, n’est-ce pas ?
— La vieillesse a ses charmes.
— J’ai pris soin de conserver une part d’enfance.
Lauren releva la tête et regarda Arthur dans les yeux. Imperceptiblement leurs deux visages se rapprochaient.
— J’ai envie de t’embrasser, dit Arthur.
— Pourquoi est-ce que tu me le demandes au lieu de le faire ? répondit Lauren.
— Je t’ai dit que j’étais terriblement vieux jeu.
Le rideau du magasin grinçait sur ses rails de fer. Une alarme retentit. Arthur se redressa, interdit, retenant la main de Lauren dans la sienne, il se leva d’un bond.
— Il faut que je parte !
Les traits d’Arthur avaient changé, Lauren devina sur son visage les marques d’une douleur soudaine.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
L’alarme du magasin sonnait de plus en plus fort, bourdonnant jusque dans leurs oreilles.
— Je ne peux pas t’expliquer mais il faut que je m’en aille.
— Je ne sais pas où tu vas, mais je t’accompagne ! dit-elle en se levant.
Arthur la prit dans ses bras, il ne la quitta pas des yeux, il était incapable de resserrer son étreinte autour d’elle.
— Écoute-moi, chaque seconde compte. Tout ce que je t’ai dit est vrai. Si tu le peux, je voudrais que tu te souviennes de moi, moi je ne t’oublierai pas. Un autre instant de toi, même si court, cela valait vraiment la peine.
Arthur s’éloigna à reculons.
— Pourquoi dis-tu un autre instant ? demanda Lauren, paniquée.
— La mer est pleine de merveilleux crabes maintenant.
— Pourquoi dis-tu un autre instant, Arthur ? hurla Lauren.
— Chaque minute de toi fut comme un moment volé. Rien ne pourra me l’enlever. Fais bouger le monde, Lauren, ton monde.
Il s’éloigna encore de quelques pas et se mit à courir à toutes jambes. Lauren hurla son nom. Arthur se retourna.
— Pourquoi as-tu dit un autre instant de toi ?
— Je savais que tu existais ! Je t’aime et ça ne te regarde pas.
Et Arthur disparut dans l’ombre au coin de la ruelle.
Le rideau de fer acheva lentement sa course contre la butée du trottoir. Le magasinier tourna sa clé dans le petit boîtier accroché au mur, la sirène infernale se tut. À l’intérieur du magasin, la centrale de l’alarme continuait d’émettre un bip à intervalles réguliers.
*
Un moniteur diffusait un halo de lumière verte dans la pénombre de la chambre. L’électroencéphalographe émettait une série de bip stridents à intervalles réguliers. Betty entra dans la pièce, elle alluma la lumière et se précipita vers le lit. Elle consulta la bande de papier qui sortait de la petite imprimante et décrocha aussitôt le téléphone.
— J’ai besoin d’un chariot de réa à la 307, bipez-moi Fernstein, trouvez-le, où qu’il se trouve, et dites-lui de venir ici dans les plus brefs délais. Mettez le bloc de neuro en alerte et faites monter un anesthésiste.
*
Une bruine s’étendait sur les bas quartiers de la ville. Lauren abandonna son banc, et traversa la rue où tout lui semblait en noir et blanc. Quand elle entra dans Green Street, la nuit se chargeait de nuages. La pluie fine céda la place à un orage d’été. Lauren leva la tête et regarda le ciel. Elle s’assit sur un petit muret d’enceinte et resta là un long moment, sous l’averse, à contempler la maison victorienne qui s’élevait dans les hauteurs de Pacific Heights.
Quand l’ondée cessa, elle pénétra dans le hall, gravit les marches de l’escalier et entra dans son appartement.
Ses cheveux étaient trempés, elle abandonna ses vêtements dans le salon, se frotta la tête avec un chiffon arraché au crochet de la cuisine et s’emmitoufla dans un plaid emprunté au dosseret d’un fauteuil.
Dans la cuisine, elle ouvrit un placard et déboucha une bouteille de bordeaux. Elle se servit un grand verre, avança jusqu’à l’alcôve et contempla les tourelles de Ghirardelli Square, en contrebas. Au loin, la corne de brume d’un grand cargo en partance pour la Chine résonna dans la baie. Lauren jeta un regard en coin au canapé qui lui tendait les bras. Elle l’ignora et avança d’un pas décidé vers la petite bibliothèque. Elle prit un livre, le laissa tomber à ses pieds, recommença avec un autre et, gagnée par une colère froide, elle poussa tous les manuels à terre.
Quand les étagères furent vidées de leur contenu, elle repoussa la bibliothèque, libérant la petite fenêtre qui se cachait derrière. Elle s’attaqua au canapé, et usant de toutes ses forces le fit pivoter de quatre-vingt-dix degrés. Titubante, elle récupéra le verre qu’elle avait abandonné sur le rebord de l’alcôve et s’affala sur les coussins. Arthur avait raison ; de là, la vue sur les toits des maisons était splendide. Elle but son vin presque d’un trait.
Dans la rue encore humide, une vieille dame promenait son chien, elle releva la tête vers une petite maison où seule une fenêtre versait encore un rai de lumière dans la nuit grise. La main de Lauren, engourdie de sommeil, s’ouvrit lentement, et le verre vide roula au pied du canapé.
*
— Je l’emmène au bloc, cria Betty à l’interne de réanimation.
— Laisse-moi faire remonter la saturation d’abord.
— Nous n’avons pas le temps.
— Bordel Betty, c’est moi l’interne ici.
— Docteur Stern, j’étais infirmière quand vous étiez encore en barboteuse. Et si nous remontions sa saturation sanguine en même temps que les étages ?
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