Qu’avait pu enregistrer cette conne ? Tout. La grande bringue du quatrième tenant un manteau et un sac à main, en chaussons de fourrure et pyjama Hello Kitty, avec le type du cinquième en chapeau feutre et mains gantées tirant une énorme valise rouge. Une formation en route pour dieu sait où à trois heures du matin. Tout. Au moment où il croise la fille, Jean-Lino veut faire comme si de rien n’était, comme si ce croisement des plus banals ne devait occasionner aucun trouble du mouvement. Après s’être écarté pour lui laisser le passage, il reconduit la valise vers la sortie. Il a déjà fait cinq mètres dehors lorsque je m’accroche à lui. Elle nous a vus !
— Qu’est-ce qu’elle a vu ?
— Nous. Avec la valise !
— On a le droit de sortir avec une valise.
Il pleuviote à nouveau. Un crachin odieux.
— Pas ce soir. Ce soir vous êtes censé être resté chez vous !
Je sens que je l’énerve. Il tente par à-coups de faire repartir la valise mais je la maintiens.
— Qui va l’interroger ?
— Les flics !
— Pourquoi ils iraient lui parler à elle ?
Je renoue le manteau aux barres de la poignée et tire la valise pour la ramener. Il la bloque.
— Parce qu’il y aura une enquête ! Ils vont interroger les voisins.
— Rentrez chez vous Elisabeth, je me débrouille.
— Elle m’a vue aussi ! Notre plan est fichu !
— Alors qu’est-ce qu’on fait ?!
Il est hagard.
— Retournons à l’intérieur déjà.
— Elle a tout fait merder cette salope ?!
Il crie. Il déraille.
— Je vais la saigner !
— Jean-Lino, rentrons…
Il lâche prise. Je saisis la poignée rétractable et j’entraîne la valise. Le manteau glisse, la valise roule dessus, me freinant et manquant me faire trébucher. Cette merde de manteau redingote qui tombe toutes les deux minutes ! Retour dans le hall. Le manteau est dégueulassé. Tout est mouillé. Jean-Lino qui n’a plus rien dans les mains a l’air de s’être déguisé en trappeur. Il sort un paquet aplati de son blouson et allume une clope. Il dit, qu’est-ce qu’elle foutait là si tard cette salope ?
— On ne peut pas rester plantés là.
— On va lui fermer sa gueule à cette garce.
— Allons nous mettre dans l’escalier pour réfléchir.
J’ai ramené la valise vers le mur du fond et je l’ai collée dans l’angle à côté de la porte de service.
— Venez dans l’escalier Jean-Lino.
J’ai attrapé son bras par le cuir du blouson et je l’ai poussé vers l’escalier. Il s’est laissé faire sur deux ou trois pas, avec des jambes raides de robot. Je me suis assise sur les premières marches, à l’endroit même où il s’était affalé devant Rémi. Jean-Lino avalait profond la fumée avec son mouvement de bouche en fixant la valise. Après un moment il s’en est approché en titubant. Il a caressé le dessus avec son gant de mouton. De gauche à droite, plusieurs fois de suite comme un poème muet. Puis il s’est laissé glisser à genoux, en gémissant. Ses bras écartés enserraient la valise des deux côtés, sa joue était collée au tissu. Il fabriquait, à moitié dans le vide, des baisers distordus. Nous étions séparés par l’encadrement de la porte. L’image prenait toute sa dimension dans ce champ limité. Abîme et non-sens. Pourquoi n’y avait-il eu aucune main pour arrêter la fille ? Un petit coup de pouce du ciel pour décaler d’une minute sa sortie de soirée, de bagnole, une phrase en plus ? Au lieu d’abandonner dans le hall froid Jean-Lino Manoscrivi, le plus doux des hommes, et Lydie Gumbiner, petite et recroquevillée dans ses habits de fête. Ils ont du bol ceux qui pensent que la vie fait partie d’un ensemble ordonné.
J’avais froid. J’ai mis le manteau vert en couverture sur mes jambes. Jean-Lino avait lâché la valise. Il restait au sol sur ses jambes repliées, tête basse, les mains sur la nuque. J’ai attendu. Puis je suis allée le chercher. J’ai fait le geste de le relever en entourant ses épaules. J’ai ramassé le chapeau et les lunettes qui étaient tombés sur le carrelage. Nous avons pris la direction des marches, nous nous sommes assis où j’étais, c’est-à-dire deux mètres plus loin. Jean-Lino s’est aussitôt redressé pour rapatrier la valise, elle passait de justesse la porte et occupait tout l’espace en bas de l’escalier. On était tous les trois serrés, j’avais remis sur nous le manteau en protection. Ça m’a rappelé les cabanes qu’on fait quand on est môme. On ramène tout à soi, le plafond, les murs, les objets, les corps, il faut que l’espace soit le plus rétréci possible. Le monde extérieur n’est plus visible que par une fente tandis que dehors se déchaînent la tempête et l’orage.
Il avait envie de pisser. Ça a été la première phrase qu’il a dite, il faut que je pisse.
— Allez dehors.
Il ne bougeait pas.
— J’ai trop bu. J’ai fait le con comme personne.
— Allez-y Jean-Lino, je reste là.
La minuterie s’est arrêtée. On est restés un peu dans le noir. Je l’ai rallumée. Je n’avais jamais vu le hall à cette lueur, ni dans ses détails. La grille d’aération, la plinthe sale. Un purgatoire minable. M’est revenue une entrée dans un livre de Bill Bryson, Aucune pièce, au cours de l’histoire, n’est tombée aussi bas que le hall. Jean-Lino y est allé, dehors, je ne sais pas où, pendant que je restais avec la valise. J’ai enfilé le manteau qui était beaucoup trop étroit, les manches m’arrivaient à mi-bras et je ne pouvais pas le boutonner. Il était à peu près de la couleur de la moquette. Je pensais à quoi faire. Remonter et remettre Lydie sur le lit comme si de rien n’était. Reprendre la valise et rentrer chez moi pendant que Jean-Lino appellerait la police. C’était inutile. La fille du second nous avait vus ensemble. Quoi qu’il ait pu y avoir dans la valise, Jean-Lino était sorti de chez lui après avoir étranglé sa femme et j’étais mêlée au truc. Je repensais au déroulement des événements. Jean-Lino était descendu chez nous. Il nous avait informés de la catastrophe. Nous étions incrédules. Nous sommes montés Pierre et moi pour voir le corps de Lydie. Pierre m’a obligée à redescendre et à ne pas m’en mêler. Jean-Lino avait tué sa femme. Nous n’avions rien à voir là-dedans. Il devait appeler les flics et se rendre. Pierre s’était endormi. J’étais remontée. Et si je n’étais pas remontée ? Et si, au lieu de remonter, j’étais restée chez moi, pleine d’anxiété (et de curiosité), guettant par les fenêtres et par l’œilleton le moindre mouvement ? Par l’œilleton, pourquoi ? Par crainte d’une réaction folle de Jean-Lino Manoscrivi ? Non. Non. Tout simplement parce que je ne restais pas collée à la fenêtre. Je regardais par l’œilleton, de temps à autre, au cas où j’aurais loupé quelque chose dehors. Et c’est ainsi… Et c’est ainsi que j’ai vu le bouton de l’ascenseur clignoter. J’ai ouvert la porte, j’ai entendu un bruit de cavalcade dans la cage d’escalier. J’ai appelé mon ami Jean-Lino. J’ai empoigné mes clés et je suis descendue en trombe à mon tour dans la cage. Je suis arrivée au moment où il traînait vers la sortie une grosse valise rouge… Je l’ai supplié de ne pas faire cette bêtise. La voisine du second est entrée… Après tout, j’étais en chaussons et pyjama, pas du tout une fille qui s’apprête à sortir dans la nuit humide… Ça se tenait. Ça pouvait tenir la route. Ça pouvait aussi tenir la route pour Pierre. Non. Il connaissait la valise. Il connaissait la valoche par cœur. C’était même plus ou moins la sienne. Comment expliquer à Pierre la présence de la valise rouge ? Sans parler de la cargaison. Je l’aurais prêtée aux Manoscrivi pour un voyage prochain ? Ou pour transporter des affaires ? Oui, très bien : je l’aurais prêtée pour transporter des choses dans le cabinet de psychothérapie. Sans l’informer ? Évidemment. Je n’informe pas mon mari d’un prêt de valise. Ou mieux… Mieux : nous n’étions au courant de rien. Jean-Lino n’est jamais descendu chez nous, nous ne sommes jamais montés. J’avais fait une fête. Je descends pour jeter les poubelles, et sur qui je tombe ? Au moment où je retraverse le hall ? Sur Jean-Lino Manoscrivi ! Lequel tire la grosse valise rouge que j’avais prêtée à Lydie… Je ne m’inquiète pas du contenu de cette valise ? Non. Jean-Lino me dit qu’il doit la mettre dans le coffre de la voiture pour le lendemain. La voisine du second revient de soirée. Elle nous voit sur le point de sortir… Pas moi. Moi je ne sors pas, je suis là par coïncidence et j’accompagne mon ami à la porte du hall. C’est tout bête. Je dois juste vite briefer Pierre. Il comprendra que c’est notre intérêt.
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