Il a couché la valise sur le sol et l’a ouverte. J’ai mis mes pieds dedans, j’ai tenté de m’asseoir, mais je ne pouvais même pas esquisser un quelconque repliement.
— Vous êtes beaucoup plus grande.
— C’est la seule que vous avez ?
– À mon avis, Lydie rentre.
— Mais non !…
J’ai pris la valise et nous sommes allés dans leur chambre. Lydie était la même, étendue avec son fichu. On a réouvert la valise, en un coup d’œil on pouvait voir qu’elle ne rentrait pas dedans. J’ai pensé à notre grosse rouge en toile qui est à la cave. J’en ai une qui pourrait peut-être convenir, j’ai dit.
Jean-Lino secouait la tête avec un air hagard. Il m’agaçait un peu. Aucune initiative.
— Je vais la chercher ?
— Je ne peux pas accepter ça.
— Le problème est qu’elle est à la cave, et la clé est dans l’appart.
— Non Elisabeth, tant pis.
— Je tente. Si Pierre dort, c’est bon.
Je suis redescendue chez moi par l’escalier. J’ai ouvert la porte doucement. Sans rien allumer, je suis allée voir si Pierre dormait toujours. Il dormait en ronflotant. J’ai refermé la porte de la chambre. Dans le vestibule, j’ai ouvert le tiroir dans lequel sont les clés. J’ai fouillé. Les clés de la cave n’y étaient pas. J’ai réfléchi sans m’affoler. Je me suis souvenue y être allée dans la journée pour récupérer le tabouret. Je portais un cardigan avec des poches. Le cardigan était dans la chambre. J’y suis retournée, j’ai chopé le cardigan qui traînait sur une chaise en faisant gaffe à ne pas faire tomber les clés. J’ai dévalé l’escalier. Notre cave est au fond d’un couloir. Le sol pour y parvenir est vaguement terreux. Ça m’a embêtée de marcher dessus avec mes pantoufles en fourrure, j’ai fait le chemin sur la pointe des pieds. J’ai vidé la valoche qui en contenait une autre et des sacs. En repartant dans le couloir, la minuterie s’est éteinte. Je ne l’ai pas rallumée. J’ai remonté sans rien y voir l’escalier abrupt. J’ai entrouvert la porte du hall. Désert et sans lumière. L’ascenseur était là et je l’ai pris pour remonter chez Jean-Lino. La porte de l’appartement était ouverte. Le tout à une vitesse de pro. J’étais assez fière de mon sang-froid.
La valise rouge était ouverte au pied du lit de Lydie. Jean-Lino avait rangé l’autre. La rouge était plus large, plus souple. Le projet semblait possible. Sur la table de nuit se consumait une bougie décorative qu’il avait dû allumer pendant que j’étais en bas. On était là debout tous les deux sans rien dire. Jean-Lino avait de nouveau ses bras ballants et le cou en avant. Qu’est-ce qu’on attendait ?! Après un moment, il a dit, vous êtes catholique Elisabeth ?
— Je ne suis rien.
Il a ouvert sa main. Il tenait une chaînette avec une médaille de Vierge dorée.
— Je voudrais la lui mettre.
— Allez-y.
— Je ne peux pas ouvrir le fermoir.
— Donnez.
Des anneaux de la chaîne s’étaient entortillés autour de la languette.
– Ça va prendre des heures, j’ai dit.
Il m’a arraché le pendentif des mains et s’est mis à s’acharner dessus avec ses doigts inadaptés.
— On n’a pas le temps de faire ça.
Il n’écoutait plus. Il s’excitait sur la chaîne, les mains à deux millimètres de ses lunettes dans une position crustacéesque, la bouche haineuse.
— Mais qu’est-ce que vous faites, Jean-Lino !
Il semblait hors de lui. J’essayais d’entrouvrir ses paumes, j’ai fini par le taper.
— Je voudrais faire quelque chose !
— Qu’est-ce que vous voulez faire ?
— Un rituel…
— Qu’est-ce que vous voulez faire comme rituel ?… Vous avez allumé une bougie, c’est très bien.
— J’ai dit le début du chema.
— C’est quoi ?
— La prière juive.
— Voilà.
— Mais Lydie est catholique.
— Première nouvelle.
— Elle avait aussi d’autres croyances, mais elle tenait à rester catholique.
— Faites le signe de croix !
— Je ne sais pas le faire.
— Alors mettons-la dans la valise Jean-Lino !
— Oui. Je débloque.
Je me suis placée du côté des pieds. Jean-Lino a passé ses bras sous les épaules de Lydie. Il a dit, il faut la mettre en chien de fusil et la faire glisser ensuite. J’ai apprécié qu’il redevienne technique séance tenante. Je n’avais jamais manipulé un corps mort. Touché, embrassé, oui. Manipulé non. Elle n’avait pas de collants, le contact de la peau m’a saisie par sa tiédeur. On l’a mise sans problème sur le flanc. Elle a roulé à moitié sur le ventre de façon totalement longiligne comme si elle se jouait de nous. Avant de la verser dans la valise, il fallait la faire se recroqueviller. J’ai senti que Jean-Lino voulait s’occuper lui-même de l’opération. Il a contourné la valise, il a soulevé les cuisses à travers la jupe et les a ramenées vers l’avant de façon que les genoux plient. Ensuite il a saisi la taille afin qu’elle plie aussi. Il a fini en arrondissant le haut du corps. Le tout avec rapidité et délicatesse. Lydie se laissait faire gentiment avec son fichu et son visage paisible de campagnarde. Pour finir on aurait dit une petite fille qui dormait sur le lit en position fœtale. J’ai senti que Jean-Lino hésitait à la faire basculer. J’ai offert mon aide, dans l’idée de la retenir pour éviter une chute brutale dans la valise. Elle y est arrivée chiffonnée et en désordre. Il a fallu la remettre convenablement et faire rentrer tout ce qui débordait. L’impression d’enfantine sérénité avait disparu. Lydie était compressée et distordue. Ses cheveux frisés surgissaient du foulard en une grappe étrange sur le revêtement rouge. On avait dû lui ôter ses chaussures et les coincer dans des interstices. Je voyais que Jean-Lino souffrait. J’ai pris sur moi d’actionner la fermeture éclair. Mais pour boucler la valise, il fallait appuyer et s’asseoir dessus. Je me suis assise. J’ai senti s’affaisser sous mes fesses la consistance molle du corps. J’ai dit, aidez-moi. Il a récupéré l’autre languette et a tiré.
— C’est affreux.
— Elle est morte Jean-Lino, elle ne sent rien.
Ça ne fermait pas. Il restait une béance sur un côté. Jean-Lino s’est assis aussi. Je me suis relevée pour me laisser tomber sur les fesses le plus lourdement possible, Jean-Lino a fait pareil, on se levait et on se laissait tomber, on gagnait des petits centimètres de fermeture éclair. Pour finir je me suis couchée de tout mon long, Jean-Lino s’est couché en sens inverse, tous les deux tournoyant sur les bosses tels des rouleaux à pâtisserie sur une pâte. Quand le curseur a avalé les dernières dents, on était exténués. Jean-Lino s’est relevé avant moi. Il a rabattu et lissé sa mèche dix fois de suite. Maintenant il faut le sac et le manteau, il a dit en remettant ses lunettes. Je l’ai suivi dans le salon. Le sac de Lydie était posé par terre, grand ouvert près du secrétaire. J’ai jeté un coup d’œil au bloc-notes près de l’ordinateur. J’ai distingué les mots ulcères, cannibalisme suivis de 25 000, puis une flèche avec écrit, souligné, Vie et mort d’un oiseau. Manipulations à la Frankenstein. Souffrance inscrite dans leurs gènes. Le stylo était posé en travers. La lampe avec son abat-jour safran était allumée. Je n’avais jamais vu son écriture. Ces mots, écrits pour mémoire, finement penchés, m’ont fait sentir l’existence de Lydie plus que n’importe quel instant de sa présence physique. Le geste de noter, les mots eux-mêmes et l’inconnu de leur destination. Et plus mystérieusement le mot oiseau. Le mot oiseau appliqué à la volaille. Jean-Lino accroupi vérifiait l’intérieur du sac à main. Il a pris le portable qui était sur la table et l’a mis dedans. Eduardo s’était approché et regardait aussi. Une angoisse terrible m’a prise. Je ne comprenais plus du tout ce qu’on faisait. Je me suis revue quelques heures avant au même endroit, une chaise à la main, signant la pétition contre le broyage des poussins. Lydie Gumbiner ouvrait des tiroirs pour trouver des choses à me donner. La brièveté du passage de la vie à la mort m’est apparue vertigineuse. Une bagatelle. Jean-Lino a ouvert un placard, il en a sorti le manteau vert que je connaissais bien. Un modèle long, à la russe, serré à la taille et évasé en bas. Je la voyais par la fenêtre trottiner sur le parking avec ce manteau et des bottines. Chaque hiver, je voyais réapparaître le manteau redingote, ça faisait partie de l’écoulement du temps à Deuil-l’Alouette. J’avais porté un manteau jusqu’aux pieds à l’époque du long. Je ne l’avais jamais assumé complètement. Un jour, dans un escalator des Galeries Lafayette, le bas s’était coincé entre deux marches. Le mécanisme s’était aussitôt enrayé créant l’arrêt du mouvement. J’ai attendu avec mon manteau qu’on vienne me délivrer, sans jamais avoir eu l’idée de l’enlever. Jean-Lino est reparti dans la chambre. Il y a eu un cognement, puis un bruit de roulement dans le couloir. J’ai vu arriver ma valise rouge dans l’embrasure. Enflée, monstrueuse, poignée télescopique en position maximum.
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