— Sors de ma chambre.
— C’est la mienne aussi.
— Tu es ivre mort.
— Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on ait le temps de s’apitoyer sur tout ça. Quitte à s’apitoyer, autant s’apitoyer sur les hommes. Le monde est horrible. Les mecs crèvent à nos portes et on s’apitoie sur les volailles. Il y a une limite à l’apitoiement. Tu ne peux pas l’exercer sur tout ou alors tu es l’abbé Pierre, d’ailleurs c’était un enculé, il s’apitoyait sur les clodos et crachait sur les juifs. Même lui, il n’avait pas le cœur assez grand.
— Tu sais ce qui nous sépare des bêtes ? s’écrie Lydie. Tu sais la distance entre nous et les bêtes ? Ça !
Elle claque du doigt.
— Et chaque jour elle diminue. Demande à tes amis scientifiques.
— On connaît tes théories.
— Ce ne sont pas les miennes !
— Fais, fais ton air de dégoût, plisse ta bouche, vas-y, toutes tes grimaces de harpie, fais-les.
— Sors de la chambre, Jean-Lino.
— Je suis chez moi dans cette chambre.
— Je veux être seule.
— Va dans l’autre.
— Dis à ce chat de sortir de la chambre.
— Non, il est chez lui aussi.
— Il n’est pas chez lui dans ma chambre !
— Accepte-le un peu, il est triste tout seul.
— Nous avons déjà eu cette discussion.
— Le pauvre. Pourquoi n’as-tu pas pitié de lui puisque tu es si sensible à la cause animale ?
— Fuori Eduardo !
— Pas la peine de lui crier dessus.
— Dégage connard !
Le chat regarde Lydie avec morgue et ne bouge pas du tout. Lydie déploie sa jambe et le repousse violemment. Le talon pointu de la Gigi Dool atteint Eduardo au flanc. Il pousse un cri de souffrance. Selon Jean-Lino lui-même, le gémissement les ébranle tous les deux mais il est trop tard. Au moment où Lydie s’incline vers le chat, Jean-Lino empoigne sa tignasse libérée des barrettes et lui tord la tête en arrière. Elle essaie de se retourner pour se libérer mais lui ne sait plus trop ce qu’il fait, il tient les touffes de cheveux dans ses deux mains et les agite en sens inverse. Elle est effrayée. Il la trouve laide. De sa bouche déformée ne sort aucun mot intelligible mais des sons suraigus qui l’irritent. Jean-Lino veut le silence. Il veut que la gorge ne produise plus de son. Il serre le cou. Lydie se débat. Se cabre. Il a trop bu. Il est fou. On ne sait pas. Il serre le cou en appuyant avec ses pouces, il veut qu’elle cède, qu’elle s’aplatisse, il serre jusqu’à ce que plus rien ne bouge.
Il met du temps à comprendre ce qui vient d’arriver. Il croit d’abord, étant donné la personnalité de Lydie, qu’elle fait semblant d’être morte. Elle a déjà mimé quelque syncope ou catalepsie par le passé. Il la secoue gentiment. Il dit son nom. Il lui dit d’arrêter de faire l’idiote. Il laisse passer un moment dans le silence total pour que Lydie le croie sorti de la pièce. Eduardo joue le jeu, complètement immobile comme savent le faire les fauves. Lydie persiste dans sa fixité. Ce sont ses yeux qui l’alertent. Ils sont ouverts. Il ne croit pas qu’on puisse maintenir ce regard de stupeur invariable. L’idée de la mort le traverse. Lydie est peut-être morte. Il met un doigt sous ses narines. Il ne sent rien. Ni chaleur ni souffle. Il n’a pas serré fort malgré tout. Il approche son visage. Il n’entend rien. Il pince une joue, il soulève une main. Il fait ces gestes avec terreur et timidité. Les larmes arrivent. Il s’effondre.
Il m’a dit, je me suis effondré sur son corps et j’ai pleuré. Le tic de bouche est revenu sous forme intensive. Une avancée de toute la dentition pour former un « u » avec la lèvre inférieure. La nuit était encore noire, je le voyais par la fenêtre. De chez eux, la fenêtre de la cuisine donne sur le vide du ciel. Je me suis demandé si Lydie y flottait quelque part (et nous regardait par la vitre). De temps en temps me revient cette vieille hantise que les morts nous voient. Après sa mort, la sœur de mon père était revenue endommager le lustre du séjour. On savait que c’était elle parce qu’ils s’étaient promis que le premier disparu des deux irait péter un truc chez l’autre pour attester de sa survivance dans l’au-delà. Tante Micheline avait dit en levant la tête, je me ferais bien une de ces tulipes. Le soir de son enterrement, une opaline du lustre s’était brisée sur la table sans aucune raison. C’est tante Micheline putain ! Mais elle est où ? on avait questionné avec Jeanne. Ils sont là, ils voient tout, avait dit ma mère. Après quoi, toutes mes activités illicites avaient été pourries par le regard de tante Micheline. Où que je me camoufle, elle était là. Avec une copine de collège, on s’écartait dans les fourrés pour se montrer et se toucher la chatte. Ma tante nous observait horrifiée. Aucun fourré ne me protégeait de tante Micheline. Mon père, j’ai aussi pensé qu’il devait rôder quelque part. Mais j’étais une grande personne, ça ne me gênait plus. Il s’était radouci les dernières années, il y avait quelque chose d’inachevé en lui. Il venait de mourir quand j’ai eu mon doctorat de biologie. J’étais contente qu’il voie ça. J’ai même soulevé bien haut le manuscrit pour qu’il le contemple. J’ai dit, Jean-Lino, qu’est-ce que vous vouliez faire du corps de Lydie ?
— L’emmener à son cabinet.
— Il est loin ?
— Rue Jean-Rostand. À deux minutes en voiture.
— Son cabinet de psychothérapie ?
— Oui. Elle y habitait avant qu’on s’installe ici.
Silence.
— Mais une fois là-bas, comment auriez-vous fait ?
— Il y a un ascenseur.
— Vous l’auriez mise dedans ?
— Oui.
— Toute seule ?
— Le studio est au premier. J’ai le temps de monter.
— Elle se serait fait étrangler dans son cabinet ?
— Un type aurait pu la suivre dans la rue…
Silence. Il campe la suite avec quelques moulinets de bras désordonnés.
— Elle serait allée à son cabinet en pleine nuit ? Après la soirée ?
— On se serait engueulés, et elle serait partie. Elle l’a déjà fait.
— Pour dormir ?
— Oui. Mais elle est revenue.
Le mot nous a oppressés. Il l’avait dit sans y penser. Ma mère sur son lit s’était subitement aplatie et ressemblait à un oiseau qu’on aurait tiré. On ne croit à aucune métamorphose pour l’oiseau. Pour les oiseaux on n’imagine pas de migration ultime. On accepte le néant. Je me suis levée, je suis allée regarder la nuit de Deuil-l’Alouette par la fenêtre. Pas grand-chose, des réverbères, des toits, l’ombre des bâtiments, des arbres à moitié nus. Un décor insignifiant, qui pourrait aussi bien être balayé en deux secondes. J’ai pensé à Pierre qui nous avait abandonnés. Je me suis retournée et j’ai dit, on le fait ?
— On fait quoi ?
— On emmène Lydie à son cabinet ?…
— Je ne veux pas vous mêler à ça…
— On la descend, je vous aide à la mettre dans la voiture et je disparais.
— Non…
— On n’a pas le temps de discuter. C’est tout de suite ou jamais.
— Vous prenez l’ascenseur c’est tout.
— Vous ne pourrez pas la mettre tout seul dans la voiture. Vous avez la valise ?
Il s’est levé, je l’ai suivi dans la petite chambre où Rémi devait dormir et qui avait été celle d’Emmanuel chez nous. Il a allumé un plafonnier qui diffusait une lumière bleutée. Le lit était couvert de jouets de toutes sortes. Jean-Lino a sorti d’un placard une valise rigide, imitation Samsonite. J’ai dit, vous n’en avez pas une plus large ?
— Non.
— Elle ne va jamais rentrer dedans.
— Elle contient beaucoup.
— Ouvrez-la.
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