— Le pauvre chou.
— Le premier jour, j’ai mis une heure et demie pour lui faire avaler une seule pilule d’antibiotique. Le vétérinaire m’avait dit, vous lui fourrez la pilule dans la bouche et vous tenez serré ses mandibules. Tu parles. Dès que je lui lâchais la gueule il la recrachait. J’ai compris que pour avaler, un chat doit ouvrir et fermer ses mandibules, comme s’il mastiquait. Mais le plus embêtant, a dit Jean-Lino, c’est la levure.
Tout en parlant, il versait le contenu d’un bol qu’il avait auparavant mélangé avec une cuillère, dans une seringue pour nourrisson.
— Ces croquettes lui donnent la diarrhée. Le vétérinaire dit, ce ne sont pas les croquettes, mais moi je dis, ce sont les croquettes Urinary-stress. Il les bouffe en une fraction de seconde, il les adore et elles lui fichent la diarrhée. Les antibiotiques et les trucs anti-calculs, j’ai fini par trouver un système. C’est tout petit, elles ont la taille d’une lentille, mais la gélule d’Ultradiar, je dois la dissoudre dans l’eau et lui donner avec une seringue de nourrisson. Bon, où il est ce diablo ? Je vais le chercher.
Je suis restée un instant seule dans la cuisine. Sur la table était posé un prospectus avec la photo de Lydie. Lydie Gumbiner, musicothérapeute, sonothérapie, praticienne de massage aux bols tibétains. Dans la partie repliée il y avait la photo d’un gong et en dessous, cette phrase, La voix et le rythme ont plus d’importance que les mots et le sens . J’ai regardé le panier d’osier sur le plan de travail avec sa collerette provençale en coton, j’ai mis un nom sur tous les ingrédients du bouquet, ail, thym, oignon, origan, sauge, laurier. Coquettement disposés par une main soigneuse, me suis-je dit, en perspective d’un plat, ou juste pour théâtraliser la vie ? Jean-Lino est revenu avec Eduardo dans ses bras. Il s’est assis et a entrepris de lui donner le breuvage comme on donnerait un biberon à un nouveau-né. Je ne suis jamais à l’aise en présence de ce chat, une petite canaille sauvage, mais là il m’a semblé abattu, acceptant le traitement et la position humiliante avec fatalisme. C’est la partie pénible, a dit Jean-Lino, on doit faire très attention à ce qu’il n’avale pas de travers. Était-ce la phrase ? La position quasi pédagogique de son corps ? J’ai eu furtivement le sentiment qu’il préparait l’avenir immédiat d’Eduardo. En bref qu’il songeait à nous le confier. Ça m’a affolée. J’ai dit, qu’est-ce que vous comptez faire Jean-Lino ?
— Avant-hier, il a bu trop vite et il s’est mis à tousser, à tousser, en suffoquant.
— Vous comptez faire quoi avec Lydie ?
— Je vais appeler la police…
— Oui. Bien sûr.
— Où est passé Pierre ?
— Il s’est endormi.
Le chat buvait tranquillement sa levure. La boîte de croquettes était posée sur la table. Étant donné le nom, je me suis dit qu’il devait y avoir un genre d’anxiolytique dans la composition. Jean-Lino gardait la tête penchée sur le museau de sa bête. Sa voix s’était raffermie depuis son apparition chez nous. La consistance de son visage et de sa bouche aussi. J’avais connu le champion de la bouche en recherche de forme : Michel Chemama, mon prof d’anglais à Auguste Renoir, un juif oranais à jamais lié au mot harrvesting meushiin, prononcé avec la lippe distordue vers l’avant (des années durant, encore aujourd’hui, je me suis interrogée sur l’urgence d’enseigner « machine à moissonner » à des élèves urbains et débutants). Jean-Lino a posé la seringue sur la table. Eduardo s’est laissé glisser sur le sol et a quitté la cuisine. Nous ne disions rien. J’aimais bien Michel Chemama, toujours en pantalon de flanelle grise, blazer croisé bleu marine et boutons en métal. Peut-être qu’il existe toujours. On ne peut pas juger, enfant, de l’âge d’un professeur, ils paraissent tous vieux. C’est gentil d’être revenue, a dit Jean-Lino. Qu’est-ce qui s’est passé, Jean-Lino ? Je n’aurais pas voulu être si directe mais rien ne me venait. Le langage ne traduit que l’empêchement de s’exprimer. On le ressent plus ou moins en temps normal et on s’en arrange. Jean-Lino a secoué la tête. Il s’est penché pour attraper une mandarine sur le comptoir. Il m’en a proposé une. J’ai refusé. Il s’est mis à décortiquer la sienne. J’ai dit, vous aviez l’air heureux à la maison.
— Non.
— Non ?…
— Si… Moi j’étais heureux.
— Ne vous sentez pas obligé.
Il a posé la mandarine sur une des pelures, en a extrait un quartier dont il a enlevé les fils de pellicule blanche.
— Je ne ressens plus rien. Est-ce que je suis un monstre Elisabeth ?
— Vous êtes anesthésié.
— J’ai pleuré sur le moment. Mais je ne sais pas si c’était de chagrin.
— Pas encore.
— Ah oui… Oui, c’est ça. Pas encore.
Il prenait, l’un après l’autre, les quartiers de mandarine qu’il nettoyait sans les manger. Je mourais d’envie de lui demander, que comptez-vous faire d’Eduardo, mais je craignais de le mettre instantanément à l’aise par ma question. J’avais aussi envie de le questionner sur les nouvelles lunettes. On ne passe pas innocemment du rectangulaire foncé au semi-rond sable. Les montures épaisses renvoyaient toujours à son visage d’enfant. Parmi les éléments insondables qui vous font aller vers un être et l’aimer, il y a son visage. Mais aucune description de visage n’est possible. Je regardais le long nez qui se relevait et s’épatait en son bout, la longue partie complètement à pic des narines à la bouche. Je pensais à ses dents, à vau-l’eau, aux antipodes des râteliers contemporains. Pendant qu’il triturait la peau du fruit, j’enregistrais pour toujours les trois choses que raconte, tout à la fois, le visage de Jean-Lino : bonté, souffrance, gaieté. J’ai dit, je n’avais jamais vu ces lunettes.
— Elles sont neuves.
— Elles sont bien.
— Des Roger Tin. En acétate.
On s’est souri. À coup sûr, c’était Lydie qui avait choisi les lunettes. Il ne serait jamais allé de lui-même vers cette couleur fantaisie. On a entendu un fracas en provenance de la chambre. Je me suis levée en sursaut et collée absurdement au frigo. Jean-Lino est parti voir. J’ai eu honte de ma réaction. Quand bien même Lydie se serait réveillée, ce serait une bonne nouvelle, pourquoi avoir peur ? Non, non, le réveil du mort a toujours été terrifiant, toute la littérature le dit. Je me suis mise dans l’embrasure de la cuisine et j’ai écouté. Des bruits sans gravité, la voix italienne de Jean-Lino. Je l’ai entendu fermer la porte de la chambre, le couloir a été plongé dans le noir, et il est réapparu. Eduardo avait voulu sauter du pot de chambre sur la table de nuit mais le couvercle ayant basculé, il avait raté l’arrivée et renversé la lampe de chevet. Jean-Lino s’est rassis. Moi aussi. Il a sorti une Chesterfield. Je peux ?
— Bien sûr.
— Il n’a pas de repère. Normalement il n’a pas le droit d’être dans la chambre.
J’ai fait un truc que je n’avais pas fait depuis trente ans. J’ai pris une clope et je l’ai allumée. J’ai aspiré la fumée direct dans les poumons. Ça m’a arraché le gosier et j’ai trouvé le goût dégueulasse. Durant certaines vacances, avec Joelle, on allait du côté de sa famille dans l’Indre. Ils nous prêtaient une fermette vers Le Blanc. On disait, on va chez les péquenots. Un soir, à table, mon bras droit a eu la danse de Saint-Guy, impossible de saisir une fourchette, j’avais fumé deux paquets de Camel dans la journée, j’avais treize ans. Plus tard j’ai refumé un peu avec Denner. Jean-Lino a retiré la cigarette de ma main et l’a éteinte dans le cendrier publicitaire. J’ai encore osé une chose que je n’aurais jamais faite à un autre moment : j’ai caressé sa joue grêlée. J’ai dit, ça vient de quoi ?
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