— Ne restons pas dans cette chambre, allons réfléchir calmement.
— Réfléchir à quoi Elisabeth ? Cette femme a été étranglée par son mari, un accès passionnel, on ne demande pas de détails, il faut appeler la police. Et vous Jean-Lino, revenez sur terre. Et dites quelque chose, dans une langue qu’on peut comprendre, parce que ces gnangnantises avec le putain de chat italien ça commence à me gonfler.
— Il est choqué.
— Il est choqué, oui. On est tous choqués.
— Essayons de ne pas nous énerver Pierre… Jean-Lino, qu’est-ce que vous proposez ?… Jean-Lino ?…
Pierre s’est assis dans le fauteuil en velours jaune. Jean-Lino a sorti le paquet de Chesterfield de sa poche et s’en est allumé une. La fumée s’est répandue sur Lydie. Il a aussitôt cherché à la disperser avec sa main. Et puis, regardant sa femme avec tristesse m’a-t-il semblé, il a dit, est-ce que je pourrais vous parler seul à seule deux secondes, Elisabeth ?
— Qu’est-ce que vous voulez lui dire ?
— Deux secondes, Pierre.
Je lui ai fait un petit signe dans le genre la situation est sous contrôle, et j’ai pris le bras de Jean-Lino pour le conduire hors de la chambre. Jean-Lino s’est engouffré dans la salle de bain en refermant la porte derrière moi. À voix ultra-feutrée et sans rien allumer, il a dit :
— Est-ce que vous pourriez m’aider à la mettre dans l’ascenseur ?…
— Mais… comment ?
— Dans une valise…
— Dans une valise ?…
— Elle est menue, elle ne pèse pas lourd… Il faudrait l’accompagner jusqu’en bas… Je ne peux pas prendre l’ascenseur.
— Pourquoi l’accompagner ?
— Pour gérer l’arrivée. Au cas où quelqu’un aurait appelé d’en bas.
Ça m’a paru logique.
— Vous allez en faire quoi ?…
— Je sais où la mettre…
— Vous allez l’emmener en voiture ?
— Elle est juste devant. Aidez-moi seulement à la descendre Elisabeth, je m’occupe du reste…
Il y avait une odeur de lessive que je connaissais. On était dans l’obscurité complète. Je ne le voyais pas. J’entendais l’urgence et la détresse de la voix. Je me suis dit qu’il faudrait aussi s’assurer de l’aspect désertique du parking… La porte s’est ouverte brutalement.
— Tu comptes aider ce dingue à fourrer sa femme dans l’ascenseur, Elisabeth ?!…
Pierre m’a agrippé le bras avec des doigts d’acier (il a de belles mains et fortes).
— On redescend et j’appelle les flics.
Il me tirait, je résistais en m’accrochant à des peignoirs pendus sur une patère, autant dire que ça a duré même pas trois secondes. On a dû actionner un interrupteur car un néon mural s’est allumé. Tout est devenu jaune, de ce jaune d’autrefois comme celui qu’on avait à Puteaux. Allez-y, Elisabeth, retournez chez vous ma petite Elisabeth, je suis fou, il faut me laisser, a imploré Jean-Lino bras tendus en avant.
— Mais qu’est-ce que vous allez faire, Jean-Lino ? j’ai dit.
Il a pris sa tête dans ses avant-bras et s’est assis sur le rebord de la baignoire. Dans un léger balancement et sans nous regarder, il a gémi, je vais me ressaisir, je vais me ressaisir. Il me faisait une peine folle, recroquevillé, le cheveu en désordre, sous l’étendoir à linge mural, dans la salle de bain encombrée.
Pierre recommençait à me tirer. J’ai dit, arrête de me tirer !
— Tu veux aller en taule ? Tu veux nous foutre tous en taule ?
— Qu’est-ce qui s’est passé Jean-Lino ? Vous avez eu un coup de folie ?
Jean-Lino a marmonné quelque chose. Pierre a dit, on ne comprend pas ce que vous dites ! Sans nous regarder et en s’appliquant comme un enfant grondé, Jean-Lino a dit, elle a donné un coup de pied à Eduardo.
— Lydie a donné un coup de pied à Eduardo ?! j’ai répété.
— Elle a donné un coup de pied au chat, et il l’a étranglée. Et nous, on se tire.
— Mais elle adore les animaux ! j’ai dit.
Jean-Lino a haussé les épaules.
— Elle m’a fait signer une pétition cet après-midi même !
— Quelle pétition tu as signée ?
— Une pétition contre le broyage des poussins !
— Allez, allez, ça suffit, a dit Pierre excédé en me poussant vers la porte d’entrée.
Hérissé et dents menaçantes, Eduardo s’était faufilé dans l’embrasure de la salle de bain.
— Non aver paura tesoro… Il a des calculs rénaux le pauvre.
— Vous allez appeler la police Jean-Lino ? j’ai demandé. Il faut que ce soit vous qui le fassiez.
— Il n’y a aucune autre solution, a dit Pierre.
— Oui…
— Aucune autre, Jean-Lino.
— Oui.
Pierre a ouvert la porte et m’a jetée sur le palier. Avant qu’il ne la ferme, j’ai crié, vous voulez qu’on reste avec vous ?
— Réveille tout l’immeuble ! a susurré Pierre en fermant précautionneusement la porte. Puis il m’a entraînée dans l’escalier, me tenant avec sa main d’acier. Chez nous, il m’a encore conduite jusqu’au salon comme s’il fallait éviter de se faire entendre. Il a voulu tirer les rideaux qui sont purement décoratifs et en a arraché un coin.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?!
— Quelle connerie ces pans !
Il s’est envoyé une rasade de cognac.
— Tu étais prête à l’aider à se débarrasser du corps, Elisabeth ?
— C’est offensant que tu sois venu écouter à la porte.
— Tu étais prête à prendre l’ascenseur avec un cadavre ?… Tu te voyais descendre seule, quatre étages avec un macchabée ?… Réponds s’il te plaît.
— Dans une valise.
— Oh excuse-moi !
— Tu le saurais si tu avais patienté un peu plus.
— Tu réalises de quoi on parle ? C’est vraiment grave Elisabeth.
J’avais froid subitement, et mal au crâne. J’ai mis un châle et je suis allée faire chauffer de l’eau dans la cuisine. Je suis revenue avec ma tisane et je me suis recroquevillée dans un coin du canapé, à l’opposé de l’endroit où s’étaient tenus les Manoscrivi. Pierre errait, debout. J’ai dit, je trouve terrible de l’avoir abandonné. Il s’est assis près de moi en me frottant l’épaule, un geste dont on ne pouvait dire s’il avait pour objet de me réchauffer ou de tempérer un esprit dérangé. De l’autre côté du parking, l’immeuble était entièrement éteint. On devait être les seuls à ne pas avoir cédé à la nuit. Nous et les voisins du dessus. Lydie, veillée par le chat noir, étendue dans sa robe de bal, Jean-Lino, abandonné sous le linge pendant. Dans un livre de contes que j’avais autrefois, après s’être piquée au fuseau, la princesse tombait dans un profond sommeil. On la faisait mettre sur un lit brodé d’or et d’argent, elle avait les mêmes cheveux de corail et ses lèvres étaient incarnates. Un texto est arrivé sur mon portable. Pierre a dit, tu ne lui réponds pas !
— Mais c’est ton fils !
Emmanuel avait écrit « Super ta fête de printemps maman ! » accompagné d’un smiley et d’un bonhomme de neige. Ça m’a mis les larmes aux yeux, sans que je comprenne pourquoi. Ce message au milieu de la nuit. Le bonhomme de neige. Cette petite figurine de la joie qui vous renvoie immédiatement à tout ce qui passe, à la perte. Les enfants sont loin devant, comme les enfants d’Etienne et Merle sur le chemin de montagne. Comme je m’étais moi-même élancée loin, très loin de mes parents. Ce ne sont pas les grandes trahisons, mais la répétition des pertes infimes qui est la cause de la mélancolie. Quand Emmanuel était enfant, il avait un magasin. Une petite table basse, dans un coin de sa chambre, où était disposée la marchandise et derrière laquelle il était assis. Il vendait des trucs qu’il fabriquait lui-même, toutes sortes de rouleaux en carton peints avec des motifs décoratifs, rouleaux de Sopalin, de papier toilette, des éléments ramassés dans la nature, des glands, des brindilles, peints également, des personnages en pâte à modeler. Il avait fabriqué une monnaie spéciale, le « pestos », uniquement en billets, des papiers déchirés n’importe comment. Chaque jour, il annonçait depuis la chambre : « Le magasin est ouvert ! » Ni Pierre ni moi ne réagissions car on était habitués à cette phrase. Comme il ne la répétait pas, s’ensuivait un grand silence. Il arrivait un moment où je me souvenais l’avoir entendue et où je l’imaginais tout seul, petit commerçant derrière son comptoir, attendant le client. J’y allais en emportant le porte-monnaie de pestos. Il était content de me voir arriver, mais en même temps assez professionnel. Nous nous vouvoyions. Je faisais mon choix, je payais et repartais avec mon sac de pierres de torrent et de marrons peints, des visages sur la rondelle blanche, qui souriaient ou qui faisaient la tronche. Dans la liste des concepts creux, on avait mis en bonne place le devoir de mémoire . Quelle expression inepte ! Le temps passé, en bien ou en mal, est une brassée de feuilles mortes auxquelles il faudrait mettre le feu. On avait aussi distingué le travail de deuil. Deux expressions absolument vides de sens et qui plus est contradictoires. J’ai dit à Pierre, je réponds quoi ?
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