En nous quittant, Bernard a demandé qui étaient la femme aux cheveux rouges et le type à la mèche giscardienne. Nos voisins du dessus, on a dit. Ils sont marrants, a dit Bernard, j’aime bien lui. On s’est mis sur le balcon pour les regarder partir. Bernard avec sa moto et son gros casque. Les Dienesmann contournant l’immeuble en se tenant par la taille. Plus trace de neige, le ciel était étoilé et l’air presque doux.
J’ai dit à Pierre, tu m’as trouvée jolie ?
— Très.
— Tu n’as pas trouvé que Jeanne était resplendissante ?
— Elle était bien.
— Mieux que moi ?
— Non, vous étiez très bien toutes les deux.
— Elle fait plus jeune ?
— Non, pas du tout.
— Je ne fais pas plus jeune quand même ?
— Vous faites pareil.
— Tu me connaîtrais pas, tu nous verrais toutes les deux, laquelle tu trouverais la mieux ?
— Et si on rangeait tout demain ?
— Tu irais spontanément vers qui ?
— Vers toi.
— Serge a dû lui dire la même chose dans l’ascenseur.
— Mathématique.
— Vous n’avez aucune crédibilité. Tu as aimé ses chaussures ? Tu ne trouves pas hideuses ces lanières ? Tu ne trouves pas ça fou de mettre ça à son âge ?
— Il reste une tortilla… Les trois-quarts du pain au poulet dégueulasse…
— C’est vrai qu’il était dégueulasse.
— Immangeable. Je le balance… Une énorme salade de riz… Du fromage pour dix ans… Personne n’a touché au pâté de foie…
— J’ai oublié de le sortir !
— La saucisse de la Forêt-Noire, tu peux assassiner un type avec.
— Balance-la. Gentil le Tartakover.
— Mon édition était antérieure.
— Gentil quand même.
— Oui.
— Georges est arrivé déjà bourré.
— Il est bourré à huit heures du matin.
— Pourquoi tu l’invites ?
— Il est seul.
— Il fait une ambiance horrible.
— Allons nous coucher.
On a continué à débriefer dans la salle de bain.
— Danielle et Mathieu Crosse, tu penses que c’est possible ? j’ai lancé.
— Il a l’air très chaud, elle je ne sais pas.
— J’aurais dit l’inverse. Je l’appelle demain matin.
— Quant à ta copine d’en haut, la Lydie, elle trace à fond dans l’espace intersidéral.
— Ah, tu trouves ! j’ai ri. Sur une île déserte : Claudette El Ouardi ou Lydie Gumbiner ?
— Lydie ! Cent fois Lydie !
— Claudette El Ouardi ou Catherine Mussin ?
— Claudette. Au moins tu peux discuter.
— Catherine Mussin ou Marie-Jo ?
— Difficile… Mussin, en la bâillonnant. À toi : Georges Verbot ou Lambert ?
— Non. Impossible.
— Obligée.
— Alors, je le lave et je lui récure les dents : Georges Verbot.
— Salope.
Une fois dans le lit, j’ai demandé à Pierre pourquoi on n’avait jamais utilisé fouet, menottes et compagnie. Il a eu une réaction épouvantable, il a ri. C’est vrai que ça n’aurait aucun sens entre nous. Il m’a dit, Georges ou Bernard ? J’ai répondu Bernard sans hésiter. Il a dit, il te plaît ce con ! Et ça a suffi à nous exciter.
J’étais presque endormie quand j’ai perçu un bruit qui ressemblait à une sonnette. Pierre avait mis sa lampe frontale pour relire un vieux SAS (depuis la mort de Gérard de Villiers, il souffre de ne pouvoir en lire de nouveaux). Je l’ai senti se raidir mais le silence régnait. Quelques minutes plus tard, on a entendu de nouveau le même tintement. Pierre s’est redressé pour écouter plus attentivement, il m’a tapotée et a dit en chuchotant, on a sonné. Il était deux heures cinq. On a attendu tous les deux, légèrement penchés en avant, lui toujours avec sa lampe frontale. Quelqu’un sonnait. Pierre est sorti du lit, il a enfilé un tee-shirt et un caleçon et est allé voir. Dans l’œilleton, il a reconnu Jean-Lino. Il a tout de suite pensé à une fuite d’eau ou ce genre de choses. Il a ouvert. Jean-Lino a fixé Pierre, il a eu un mouvement de bouche étrange, puis tout en gardant sa lèvre inférieure en forme de seau, il a dit, j’ai tué Lydie. Sur le coup, Pierre n’a pas vraiment intégré la phrase. Il s’est dégagé pour laisser Jean-Lino entrer. Jean-Lino est entré et est resté debout les bras ballants près de la porte. Pierre aussi. Ils sont restés tous les deux en attente dans le vestibule. Je suis arrivée en pyjama — une nuisette Hello Kitty, et un bas de pyjama à carreaux en flanelle. J’ai dit, qu’est-ce qui se passe Jean-Lino ? Il ne disait rien, il regardait Pierre — Qu’est-ce qui se passe Pierre ? Je ne sais pas, allons dans le salon, a dit Pierre. Nous sommes allés dans le salon. Pierre a allumé une lampe et a dit, asseyez-vous Jean-Lino. Il lui a présenté le canapé sur lequel il avait déjà passé la plus grande partie de sa soirée mais Jean-Lino s’est assis sur la chaise marocaine inconfortable. Pierre s’est mis sur le canapé et m’a fait signe de venir près de lui. J’avais honte du salon. On avait eu la flemme de ranger. On s’était dit on fera tout ça demain. On avait vidé les cendriers mais ça sentait la cigarette. Il y avait des serviettes froissées, des couverts éparpillés, des coupelles de chips… Sur le coffre il y avait encore un alignement de verres intouchés. Je voulais mettre un peu d’ordre mais j’ai senti que je devais m’asseoir. Jean-Lino était plus haut que nous sur la chaise marocaine. Sa mèche recouvrante pendait à moitié sur le côté droit, l’autre partie flottait vers l’arrière, c’était la première fois que je voyais le crâne à nu. Il y a eu une sorte de silence et puis j’ai dit doucement, qu’est-ce qui se passe Jean-Lino ? On observait sa bouche. Une bouche en recherche de formes diverses. Apporte-nous un petit cognac Elisabeth, a dit Pierre.
— Pour toi aussi ?
— Oui.
J’ai pris trois verres à vodka et je les ai remplis de cognac. Jean-Lino a bu son verre d’un trait. Quelque chose d’autre était bizarre dans son visage. Pierre l’a resservi et nous on a siroté aussi. Je ne comprenais pas ce qu’on faisait tous les trois en pleine nuit dans le salon dégueulasse et presque pas éclairé à reboire. Au bout d’un moment, Pierre a dit, d’une voix ordinaire, comme s’il posait une question aimable, vous avez tué Lydie ? Je l’ai regardé, j’ai regardé Jean-Lino et j’ai dit en rigolant, vous avez tué Lydie ! Jean-Lino a mis ses avant-bras sur les accoudoirs mais cette chaise n’est pas faite pour ça et l’espace d’une seconde il m’a paru sanglé sur une chaise électrique. J’ai réalisé qu’il n’avait pas de lunettes. Je ne l’avais jamais vu sans lunettes. Où est Lydie ? j’ai dit.
— Je l’ai étranglée.
— Vous avez étranglé Lydie ?
Il a hoché la tête.
— Je ne comprends pas ce que ça veut dire.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? Il a étranglé Lydie, a dit Pierre.
— Elle est où ?
Jean-Lino a fait un geste en direction du haut.
— Elle est morte ? a demandé Pierre.
Il a hoché la tête et fermé les yeux.
— Peut-être pas, a dit Pierre, allons vérifier.
Nous nous sommes levés Pierre et moi. J’ai couru dans ma chambre pour attraper un sweater et mettre mes chaussons. Quand je suis revenue dans le salon, Jean-Lino n’avait pas bougé d’un pouce. Allons voir, Jean-Lino, l’encourageait Pierre, si ça se trouve elle vit. Vous savez, on n’étrangle pas comme ça.
— Elle est morte, a dit Jean-Lino d’une voix caverneuse.
— Pas sûr, pas sûr, montons !
Pierre commençait à s’agacer. Il m’incitait par signes à intervenir. J’ai attrapé le bras de Jean-Lino. Il était d’une raideur inouïe et restait cramponné au fauteuil marocain. J’ai essayé de le rassurer en lui murmurant des mots gentils. J’ai dit, Jean-Lino, vous ne pouvez pas rester toute la nuit sur ce fauteuil.
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